Abdijamil Nourpeissov : Il y eut un jour, et il y eut une nuit, Roman traduit par Athanase Vantchev de Thracy), L’Age d’Homme, janvier 2013, 530 p., 25€
Vient de paraître à « l’Âge d’Homme » une grande fresque qui, à travers l’histoire de quelques héros – ou anti-héros – présente l’histoire du Kazakhstan de la fin de l’époque stalinienne jusqu’à la pérestroïka et qui est un ouvrage majeur de la littérature de langue russe. Autour de ses trois principaux personnages, le brave, la belle et le truand, respectivement Jadiguer, Bakizat et Azim, se déroule un combat permanent entre les forces du prétendu progrès et la nature, entre les ambitieux sans scrupules et les hommes vrais. Dans cette histoire sans happy end, où chacun est perdant, reste néanmoins l’espoir. Celui qui se concrétisera, quelques années après les événements rapportés dans le roman, par l’indépendance du pays devenu maître de son destin.
J’ai nommé les trois personnages principaux : le brave (et parfois même le bien brave, tant il y a chez lui certains aspects du prince Mychkine, l’immortel « idiot » de Dostoïevsky), Jadiguer, homme qui ne veut dépendre que de son talent, qui croit à ce qu’il fait et ressent une réelle fraternité pour ses compagnons de travail, même s’il est leur directeur ; la belle, Bakizat, sa femme par résignation bien plus que par amour, et qui ne voit en lui qu’un plat et gris fonctionnaire sans ambition ; enfin, le truand, le séduisant, arriviste et sans scrupule Azim, dont elle était amoureuse et qui en a préféré une autre pour favoriser sa carrière. Malgré son cynisme, Bakizat n’a cessé de l’aimer et le compare, favorablement, à Jadiguer. Jusqu’au jour où elle comprendra qui il était, qui les deux hommes étaient.
Nourpeissov fait s’exprimer ces trois personnages par le biais d’un « dialogue intérieur » qui fait penser à la Modification de Butor. Chacun des trois héros, en ce jour et cette nuit du titre, revoit sa vie et s’interroge. Par ce procédé, Nourpeissov nous plonge dans leur intimité, voir leur inconscient. Et chacun reste au fond de lui comme il se montrait socialement. Jadiguer reconnaît d’emblée ses fautes. Bakizat y parvient, mais par un long cheminement étayé de preuves, quand à Azim, il s’y refuse. Tout est de la faute des autres. Tous, sauf lui, avaient tort. Il ne lui reste plus, l’épreuve finie, qu’à s’enfoncer dans une nuit qui sera plus profonde que celle de la mort.
Le génie de Nourpeissov est d’avoir su donner, à côté de ses héros, la même vie aux protagonistes secondaires du roman. Que ce soit l’héroïque Moukan, noble figure d’homme qui se sait condamné par ce que les hommes ont fait à la nature, et lutte pour que cette folie s’arrête, Sary Chaïa, qui fait penser au « démon mesquin » de Sologoub, les humbles pêcheurs Kochen la Teigne l’aigri ou son pendant lumineux Ivan le Roux, Ventre d’agneau le chef du parti pétri de certitudes, ou le servile Gros Jakaim, tous sont peints, ou plutôt esquissés en quelques traits, et on les sent cependant vivre à chacune des pages où on les retrouve. Toutes ces figures, héroïques ou souvent grotesques, s’imposent au lecteur. Par ses descriptions minimalistes, Nourpeissov leur donne une présence énorme. Et sa lucidité devant ses personnages n’empêche pas l’empathie. Leurs actions suffisent pour nous montrer qui ils sont, même si nous les voyons par les yeux de Jadiguer.
Il y eut un jour et il y eut une nuit est un panorama de la société soviétique dans une république d’Asie centrale théoriquement autonome, mais où tout doit converger avec les ambitions de Moscou. Parce que Moscou le veut, le Kazakhstan est une terre polluée, livrée aux expérimentations nucléaires, chimiques et bactériologiques, et où la productivité forcenée fait fi de la nature. Pour avoir plus de coton, on détourne des fleuves, on assèche la mer, sans se soucier de ceux qui en vivent. Nourpeissov oppose magnifiquement ceux qui en profitent et poussent à encore plus de progrès, n’hésitant pas à recourir à des fraudes scientifiques approuvées en haut lieu, et ceux qui, malgré l’opprobre, s’y opposent autant qu’ils peuvent. Que de sarcasmes doit subir Moukan, dont toutes les craintes s’avèrent, et qui mourra avant de se voir reconnu alors qu’Azim le fraudeur continue à triompher et reste un héros, même dans son village natal et auprès de ses amis d’enfance qu’il a pourtant trahis. Nourpeissov nous fait passer chez les puissants comme chez les humbles, et malgré sa sympathie évidente pour ces derniers, n’hésite pas à fustiger leurs tares. Kochen est un personnage détestable, certes, et Sary Chaïa est un escroc minable qui ne sait ivre que d’expédients encore plus minables que lui, mais ils ont l’excuse d’une vie difficile, cruelle, où le combat est quotidien. Les gens de la Nomenklatura, eux, n’ont même pas cette justification.
Enfin, Il y eut un jour et il y eut une nuit est un véritable plaidoyer pour l’écologie et le respect de la nature. Dans des pages admirables, Nourpeissov évoque toutes les catastrophes causées par l’ambition productiviste effrénée. Sans nous cacher que la nature peut être cruelle, surtout dans ces terres de déserts et de steppes, il montre que le désir de forcer celle-ci conduit à des catastrophes bien pires.
Fresque sociologique, plaidoyer écologique, roman d’une profonde analyse psychologique à la forme originale excellemment rendue par la très belle traduction d’Athanase Vantchev de Thracy, il y eut un jour et il y eut une nuit est la meilleure introduction possible à l’ambitieuse littérature contemporaine d’Asie centrale.
Edouard Arsin