Alain Veinstein : portrait de l’artiste en chien perdu

alain Veinstein chien perdu autres chiens retrouvés

Dans Chien perdu et autres chiens trouvés publié aux éditions Flammarion, Alain Veinstein écrit sur les chiens. Plus précisément, il écrit une histoire d’amour originale : l’histoire d’un homme ravagé par la perte de sa chienne qu’il recherche dans ses photographies. Beaucoup d’autres chiens s’y trouvent, mais pas le sien…

Un homme vit en solitaire dans un village du Sud jusqu’à ce qu’un chien errant vienne coller à ses pas, entrer dans sa vie et lui apporter l’infini amour que seuls savent donner les chiens, comme le dit quelque part Schopenhauer. Mais pourra-t-il survivre à la perte de sa chienne ? « « J’ai perdu mon chien », annonçait Samuel Blumfeld aux rares personnes du village à qui il lui arrivait d’adresser la parole… Personne ne prêtait attention à la nouvelle. »

Tel est le début du stupéfiant récit que nous donne aujourd’hui Alain Veinstein, illustre voix radiophonique, après avoir remisé (en 2014) son micro.

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Et c’est donc en taiseux, en solitaire, en réprouvé que se présente le protagoniste de ce récit qui rapporte le lien d’amour entre un chien perdu et lui-même, sans qu’on sache au juste qui est le plus perdu dans cette affaire. Le protagoniste, qui sort d’une histoire sentimentale qui a mal tourné, est un écrivain compulsif qui ne connaît pas le succès et qui a fui le monde et ses vanités pour s’enfermer dans une maison de village dont il garde jalousement les volets clos, sans jamais fréquenter personne, hormis le responsable de la supérette, la pharmacienne et le patron du café du Commerce où il lui arrive, de loin en loin, d’écluser une bière. Seul un groupe d’enfants lui parle et dont il sent, latente, une curieuse agressivité, devinant là « une douce barbarie sur fond de splendeur ». Le seul être à rechercher son contact est une chienne qui le suit partout jusqu’à ce qu’il consente à lui ouvrir la barrière de son jardin, et la voilà chez lui, chez elle, cette magnifique airedale – « sa longue tête plate montrait de petits yeux foncés et vifs »– qui n’est que langue de tendresse, et qu’il appellera du seul nom qui convienne à cet homme si économe de parole, Litote. D’ailleurs cette chienne n’aboie jamais, aussi discrète et retenue que son « maître » – mot incongru en l‘occurrence, parlons plutôt d’amitié ou d’amour, car avec elle pour compagne – un mot qui dit bien plus qu’animal de compagnie – ce Samuel a l’impression que « sa vraie vie [va] enfin commencer ». En cela, Veinstein rejoint Roger Grenier, dont on se souviendra qu’il était venu à Rennes présenter son superbe braque Ulysse aux Kundera, ces exilés inconsolables d’avoir laissé à Prague leur meilleur ami : « Celui-là est fait pour donner et recevoir l’amitié et l’amour », disait l’illustre maître d’œuvre des éditions Gallimard.

Les-Larmes d'ulysse

On peut ici parler de couple, dont le ciment est fait de confiance réciproque, et c’est cet émerveillement de l’homme qui reçoit cet amour comme une offrande, un miracle de la nature au milieu de tant de dénuement ou d’horreur :

« Il ne voulait entendre parler que de « bonheur »… Ça n’était que du bonheur que de la suivre du regard et de constater qu’elle semblait avoir trouvé ce qu’elle avait sans doute longtemps cherché après avoir passé son temps à être rudoyée. Elle plaçait toute sa confiance en lui. Il lisait dans ses yeux. Elle aimait lui lécher les bras à petits coups de langue. Par quelle décision mystérieuse était-elle tombée sur une véritable écoute, un vrai lieu au milieu d’un territoire infini de haine ou d’indifférence. »

Cet homme, qui porte un nom étrange aux yeux du village est la cible d’ « attaques sans fondement » du fait de son « origine indémêlable ». L’auteur ne nous en dira jamais plus, sauf qu’en toute fin, lorsque les enfants exerceront leur agressivité, aussi incontrôlée qu’impérieuse, sur le chien, lapidé puis noyé, ils laisseront pour signature cette étrange déclaration de l’un des tortionnaires : « Le sionisme reçoit une gifle ». Et cela rejoint ces expressions toutes faites énoncées au début du récit : « Une vie de chien… Je ne suis pas ton chien… Interdit aux chiens et aux Juifs ». N’oublions pas que le protagoniste est un taiseux et un écrivain de peu de mots, et qui nous livre cette auto-description finissant sur un joli trait d’humour de la part de quelqu’un qui tint l’antenne pendant tant d’années :

« À force de rester silencieux tout le jour, il avait le plus grand mal à parler. Il avait perdu le peu de force d’expression qu’il avait laborieusement acquise au fil des ans… Les mots ne coulaient pas de source. Il leur fallait pour prendre leur place un temps dont il ne disposait pas à chaud, dans le feu de l’action. Heureusement que faire de la radio ne l’avait jamais tenté. »

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Et c’est aussi ce qui le lie à sa chienne, formant avec elle un couple uni, disons même soudé : « Tous deux étaient des silencieux, taillés dans le même bloc de pierre. Tous deux avaient appris à serrer la mâchoire ». Car l’on sait dès le départ que ce terrier airedale a connu véritablement une vie de chien battu, pourchassé, tourmenté… et c’est ce destin qui finalement s’accomplira tout à trac – « du jour au lendemain », note, non sans ironie, le narrateur qui n’oublie pas que l’auteur anima pendant trois décennies, sur France-Culture une émission ainsi intitulée – par la volonté maléfique des enfants, des adolescents brutaux et barbares, tout droit issus du roman emblématique de William Golding, Sa Majesté des mouches (1954) :

« Ils prirent la pelle dans la brouette, le fils Leblanc lui en donna un coup sur le crâne de toutes ses forces… Le petit Georges et le fils Leblanc lui assénèrent de violents coups de pied. Le petit Robert apporta sa contribution. Les muscles de la chienne se tendaient et se durcissaient. Un filet de sang coulait de son nez… Puis le petit Louis parla de lapidation… Ils allaient l’achever à coups de pierre. Jusqu’à ce que la mort s’ensuive, répétait le fils Leblanc, heureux de la formule, dont il se servait volontiers… La chienne était meurtrie de douleurs. Il y avait du sang partout. « On va la foudroyer de plein fouet », se félicitait le petit Louis. »

Et c’est là, en fait, que commence le récit qui est le fait d’un auteur omniscient venu recueillir le témoignage de cet homme, ce Samuel Blumfeld au nom si étrange aux oreilles des villageois, que « la disparition de Litote et la nouvelle de sa mort avaient laissé dans un état de stupeur, mêlé de désarroi ». Ainsi sommes-nous au quotidien quand nous nous réveillons et écoutons les nouvelles. Un Cioran l’a bien dit qui, ouvrant sa radio tout en faisant sa toilette et préparant son rasoir, déclare tout aussitôt après, en reposant le tout : « À quoi bon ? » Rousseau a tout faux : l’homme n’est pas né bon. À l’origine de l’humanité, nous avons la légende biblique, cette parabole, qui fait de Caïn l’assassin de son frère. Et Nietzsche est devenu fou en voyant un cocher fouetter violemment son cheval. Le spectacle du mal est insupportable, nous dit pareillement Veinstein, et la conclusion de ce livre plein de tendresse et d’amertume, nourri d’un pessimisme alimenté par une histoire tragique qui n’est que vice sans fin, est justement celle du retrait, du silence :

« J’ai fini par convaincre Samuel qu’il avait peut-être mieux à faire que consacrer ses vieux jours à ruminer son chagrin. C’était promis, il penserait à autre chose, il ne parlerait plus que des événements heureux… Il serait résolument du côté de la vie… Une confrontation avec le silence… Et son regard s’ancra dans l’inconnu qui deviendrait désormais son paysage. »

Écrit comme un long poème en prose – et l’on se rappellera qu’Alain Veinstein est d’abord un poète, couronné du prix Mallarmé – , ce livre se lit d’un trait, retenu par l’infinie tendresse d’un homme et d’un chien, comme un collet d’amour les unissant tous deux dans la même réprobation publique, conquis par l’immense beauté/bonté de ces lignes qui disent tellement en disant si peu – « moins on en dit, plus on en dit », dit en conclusion le narrateur –, et où chacun fera son chemin à la lumière de ce qu’il vit, voit, subit, accepte ou rejette. Avec pour seul guide, cette recommandation ultime : « il était urgent d’apprendre à lire et à écouter ». Tout lecteur éclairé et amateur de lecture utile et belle en fera ses orges. Et l’on retiendra, pour finir, cette magnifique maxime de Schopenhauer, justement citée par l’auteur : « Qui n’a jamais eu de chien ne peut savoir ce que signifie aimer et être aimé. »

Alain Veinstein, Chien perdu et autres chiens trouvés, éditions Flammarion, 160 p., 18 €. Parution : 6 novembre 2024. Feuilleter

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