Avoir plus de temps pour réfléchir, raisonner, penser, c’est ce que nous offre le 21e siècle. Pour aller vers un monde meilleur ? Pas certain du tout selon Gérald Bronner. Un pessimisme lucide et argumenté éclaire ce remarquable essai.
Et si cet ouvrage avait pour objectif de casser le charme de la chanson d’Alain Souchon, « Foule sentimentale » ?
On nous inflige
Des désirs qui nous affligent
On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né
Pour des cons alors qu’on est Des foules sentimentales.
Cette image rousseauiste de « l’Homme bon », perverti par la société ou par les plus puissants correspond elle à la réalité ? Gerald Bronner, dans son essai très argumenté et accessible, va à l’encontre des idées communément reçues pour nous renvoyer de nous-même une image pas forcément agréable.
Le constat de départ est simple et incontestable : jamais le cerveau de sapiens n’a disposé d’autant de temps libre puisqu’il a été ainsi multiplié par huit depuis 1800. Taches matérielles réalisées par des machines, conquêtes sociales, augmentation de la productivité au travail, accroissement de l’espérance de vie, jamais l’Homme n’a disposé d’autant de temps pour s’offrir « à tous les possibles » : « c’est dans ce temps de cerveau que se trouvent potentiellement des chefs d’oeuvre ou de grandes découvertes scientifiques ».
S’interrogeant sur cette disponibilité inédite, le professeur en sociologie va démontrer, s’appuyant sur de nombreuses études internationales, que loin de profiter de ce temps libre offert à la contemplation intellectuelle et au progrès, nous allons être victimes d’un cambriolage de nos pensées cognitives. Le voleur est le monde des écrans, jeux vidéo, smartphones, micros, qui envahissent nos pensées et nous détournent de l’utilisation optimale de nos sens cognitifs.
Certes le constat n’est pas nouveau, ni révolutionnaire, mais Gérald Bronner va plus loin en montrant que ce pillage n’est pas réalisé à notre insu par des entreprises commerciales, par des puissants protecteurs d’un système économique capitaliste, mais correspond à nos désirs premiers réels que nous cherchons plus ou moins bien à dissimuler aux autres et à nous-même.
Tributaires de la cartographie de nos cerveaux, nous sommes avant tout sensibles à la facilité, au moindre effort, au divertissement et les sociétés commerciales comme ces Gafam sont plutôt à la traîne, cherchant à anticiper ces désirs plus qu’à les provoquer. Ce sont les traces de nos centres d’intérêt primaires qu’exploitent ces sociétés commerciales. La démonstration est convaincante et on découvre ainsi que le sexe, le conflit, la valorisation de soi, la peur, la violence, la nouveauté, sont nos véritables attentes qui s’activent en priorité sur tous nos écrans, révélateurs de nos pulsions.
Nous indiquons vouloir regarder Arte, mais le soir venu nous nous asseyons devant TF1. Ces attentes cognitives que cherchent à satisfaire les réseaux sociaux, les media d’information, régis par les mêmes règles de rentabilité, veulent à leur tour les privilégier, contribuant ainsi à divulguer dans le politique, les néo-populismes d’extrême-gauche ou d’extrême-droite qui profitent de ce nivellement des idées. Le « buzz », la pensée simplificatrice, celle collant aux « récits fictionnels », l’entre-soi, sont autant de facilités mises en avant.
Parmi des dizaines d’exemples, celui du professeur Raoult et de la fameuse molécule d’hydroxychloroquine est un symbole parlant et récent connu de tous. En avril 2020, 59% des personnes sondées pensaient que cette molécule était efficace, sans aucun argument scientifique autre que la parole d’un médecin se déclarant opposé aux élites. Ce soutien au professeur marseillais fut le plus important de la part des sympathisants du Rassemblement National et de la France Insoumise. Ainsi, à travers cet exemple parmi d’autres, est pointé un danger majeur de ce pillage intellectuel : l’apparition politique des populismes basés sur l’appel à nos instincts primaires et non à notre réflexion. Plus facile de lire un Tweet de Trump qu’une étude scientifique de trente pages.
La lecture de l’ouvrage de Gérald Bronner nous renvoie donc une image de nous-même guère optimiste. Accuser le « système » qui nous opprime est plus aisé que de nous regarder lucidement dans le miroir. Pourtant face à l’urgence environnementale et démocratique, sans complaisance, le sociologue nous montre combien il est urgent d’agir dans les domaines de l’éducation, des sciences en offrant un accès au savoir et à la culture pour le plus grand nombre. Pour qu’enfin on puisse un jour se regarder dans la glace sans grimacer. Et chanter avec recul, mais plaisir, « Foule Sentimentale ». Une magnifique chanson. Quand même.