Encore un livre sur la guerre d’Algérie, diront les blasés… On relève, en effet, depuis deux bonnes décennies, quelques centaines de livres, sociologiques, politiques et de fiction sur le thème de la guerre d’indépendance algérienne, une guerre ainsi désignée par les Algériens eux-mêmes, plus communément nommée en France « La guerre d’Algérie », qui dura de 1954 à 1962.
Paul de Brancion est un auteur original par ses multiples activités : écrivain aux talents divers, romancier mais aussi poète et dramaturge, agriculteur bio, éleveur de chevaux, entrepreneur et producteur d’émissions de radio. Et la maison d’édition Maurice-Nadeau lui ouvre ses portes d’autant plus aisément que Maurice Nadeau, l’homme de Lettres, a été lui-même « le fondateur, avec Maurice Blanchot, à l’origine de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la Guerre d’Algérie, dite « Manifeste des 121 » en refus de l’emploi de la torture à grande échelle par l’armée française » nous rappelle Paul de Brancion.
L’armée des frontières n’est ni un livre de pure fiction ni un livre simplement politique. Il est les deux en même temps, un livre qu’on pourrait qualifier d’« hybride » où nombre de personnages ont réellement vécu, transformés sous la plume du romancier en êtres de fiction, calqués sur des hommes et femmes bien réels de la guerre d’Algérie dont Paul de Brancion a repris les contours, les comportements et les choix politiques.
« L’Armée des frontières » désigne cette organisation, éclatée et cohérente à la fois, de combattants algériens et européens mêlés, très actifs depuis les pays voisins frontaliers qui les ont accueillis – Maroc et Tunisie -, quand la jeune République fédérale d’Allemagne, la RFA des années d’après-guerre, jouait à provoquer la France coloniale, conquérante et administratrice de l’Algérie depuis 1830, et à repérer et récupérer ses propres ressortissants engagés dans la Légion étrangère, corps militaire français ouvert à des combattants venus de multiples nations, de la voisine Allemagne en particulier.
L’acteur principal de notre récit ? Ïssa Walther « né à Sidi-Ferruch, de mère algérienne, Asrar Toufik, et de père officier allemand, Aloïs von Reuss, attaché militaire au consulat d’Alger. » Un père qui abandonnera vite compagne et enfant, définitivement. Une compagne qui épousera en deuxième noce Heinrich Walther, sous-officier de la Légion étrangère, prenant sous son aile le tout jeune fils d’Asrar. Une compagne qui poursuivra ses études de médecine en Allemagne de l’Ouest et exercera son métier au gré de ses affectations dans les hôpitaux militaires de la RFA.
Ïsaa, lui, se lancera dans des études de sciences politiques à l’université de Heidelberg, une orientation que ne manqueront pas de repérer les services d’espionnage de la RFA. D’autant que notre homme est aussi largement polyglotte, et en particulier arabophone. Un candidat idéal pour un service de contre-espionnage qui ne manque pas de l’aborder, le séduire et le prendre sous son aile ! « Ta mission sera d’écouter et de repérer les légionnaires susceptibles de déserter », lui indique-t-on depuis l’outre-Rhin. « Nombre de légionnaires, hommes courageux, solidaires et pugnaces, méprisent l’armée française qui torture ses prisonniers, bafoue les lois de la guerre, s’attaque aux plus faibles. Pour eux, elle est devenue une force de maintien de l’ordre dangereuse et sournoise. Ce sont justement ces gars-là qu’il faut faire revenir im Deutschland. […] Les services auxquels tu auras l’honneur d’appartenir sont assaillis de demandes d’Allemands et d’Autrichiens, candidats au retour vers la mère patrie. Ta mission sera de faciliter et d’organiser, poursuivre et intensifier ce mouvement. » Et voilà notre homme, Ïsaa Walther, devenu nouvel et inattendu « agent dormant au service du FLN » ! Enrôlé par le chef d’un contre-espionnage bien particulier, lui-même antinazi pendant la guerre, « enrôlé de force dans la Wehrmacht. J’ai tenu trois ans, avoue-t-il à Ïsaa, avant de trouver le moyen de filer pendant une mission d’attaque en Pologne. Je me suis enfui et j’ai fini par rejoindre l’armée Rouge. » Pas pour bien longtemps : « L’endoctrinement idéologique du KGB et leurs méthodes m’ont déplu. J’ai déguerpi vers l’Ouest. […] Je suis parti pour la France, j’y ai commencé des études de journalisme. Avec dans ma besace, mon passé et mes convictions. C’est à Paris que j’ai rejoint le FLN. […] J’ai rencontré l’Islam, y ai vu une vision du monde capable de m’aider dans le combat contre le colonialisme. »
La future mission d’Ïsaa ? S’il est accepté par le FLN et par le colonel Boussouf, authentique « chef du renseignement, des transmissions et des écoutes », il devra s’immerger dans la population, fréquenter les restaurants et cafés, être au contact des plus jeunes, y compris des enfants à qui il lira et expliquera des passages du Coran : « Il faut que tu sois à l’écoute de tout et de tous, circuler, aller dans les cafés, parler avec les familles, les soldats, aider à repérer les réfractaires.[…] Une fois repéré et convaincu, le légionnaire, candidat au départ, est pris en main par la filière qui permet d’acheminer les réfractaires vers un lieu hors d’atteinte de l’armée française, le Maroc, Gibraltar, en évitant la France », bien entendu.

La folie guerrière gagnera l’armée française, mais aussi les rangs des insurgés algériens : « La mort de Larbi Ben M’Hidi, chef de l’Armée de libération nationale, suicidée par le commandant Aussaresses sur ordre de Bigeard inaugure une ère de terreur. » Le Front de Libération Nationale – FLN -, lui non plus, n’est pas en reste, qui « a égorgé toute une famille de colons et crucifié une petite fille de cinq ans sur la porte. » Qu’importe, « on est en guerre, la politique vient après le combat. […] Vu l’intransigeance des principes de l’Islam, l’association des militaires et des oulémas promet un flot d’assassinats, de meurtres et d’éviscérations » se justifieront les insurgés algériens.
Dans une postface explicative, Paul Brancion s’explique sur ce récit méconnu autant qu’étonnant d’un fait militaire avéré « d’exfiltration de légionnaires, principalement allemands, de l’armée française par un réseau téléguidé par les services secrets allemands. » L’Allemagne qui, dans sa politique étrangère, aide Paris à lutter contre les réseaux FLN, joue en cette affaire un troublant double jeu, nous dit Paul de Brancion. Après avoir eu connaissance d’un document signé de la main de Jacques Foccart lui-même, bras droit du Général De Gaulle pour les affaires africaines, « commanditant l’élimination d’un sujet allemand dont l’action est très néfaste aux intérêts français en Algérie », on assiste à l’appui en sous-main de la RFA au bénéfice du FLN d’Algérie, pas moins ! L’Armée des frontières, force d’appoint militaire majeure, nous dit Paul de Brancion, était faite de ces guerriers et rebelles algériens cantonnés en Tunisie et au Maroc prêts à fondre sur la colonie française d’Algérie et s’emparer du pouvoir avec l’aide du colonel Boussouf qui sera à son tour, après 1962, éliminé par Ben Bella et Boumediene. Après la guerre contre la France, les conquérants de la nation algérienne à leur tour vont entrer en d’impitoyables conflits: entre eux-mêmes ! La guerre, encore et toujours, n’est que la « simple continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz). Et en ce bas et incompréhensible monde, conclut Paul de Brancion, c’est bien « le divin néant qui gouverne le monde ».
Un livre nécessaire pour découvrir un pan de l’histoire politique algérienne, extérieure puis intérieure, jusqu’alors étonnamment passé sous silence.
Paul de Brancion, L’Armée des frontières, éditions Maurice-Nadeau, 188p., 19 euros. Parution : août 2025
À lire aussi : Algérie, les romans de la guerre-1955-1965, éditions Omnibus, 2003.
