En enquêtant pendant un an dans un tribunal de province, les auteurs nous offrent une image saisissante de la justice française d’aujourd’hui entre grandeur et décadence. Instructif et ludique.
Les éditeurs de BD doivent certainement manquer de bons scénarios pour ouvrir en grand leurs portes à des ouvrages historiques, à des adaptations graphiques de romans et à des BD documentaires. Maison ronde consacrée à la Maison de la Radio, Palais Bourbon (1) de Kokopello qui enquête sur les coulisses de l’Assemblée Nationale racontent de l’intérieur des institutions grâce à ce que l’on qualifie souvent de « reportage en immersion ».
Dans cette vague éditoriale en vogue, La Balance, le Glaive et les Fourmis trouve naturellement sa place. Jean-Luc Loyer et Xavier Betaucourt, déjà auteurs d’une enquête sur le fonctionnement d’un hypermarché à Henin-Beaumont dans Le Grand A, ont investi pendant un an les étages du tribunal d’Angoulême. Rencontres, visites sont retracées dans cette BD vivante, désespérante parfois, mais aussi gaie et joyeuse.
La situation de la justice française est connue depuis de nombreuses années avec ce constat implacable : un budget moyen par habitant qui lui est consacré inférieur à celui de la Géorgie ou de l’Azerbaïdjan. Ces insuffisances de moyens traversent comme un fil rouge tout l’ouvrage et marquent le travail de chaque intervenant quand il fait 12 degrés dans les bureaux en raison d‘un chauffage défaillant ou lorsque l’on utilise les sommes versées par des tournages de films dans les locaux du Palais pour acheter une table capable de supporter les pièces à conviction lors d’un procès. Ces défaillances sont illustrées ici par les difficultés concrètes des personnels à faire correctement leur travail, elles paraissent encore plus insupportables et navrantes. Voire affligeantes.
Les auteurs pour autant ne se contentent pas d’énumérer ces manquements qui font les beaux jours de pseudo reportages télévisés aux accroches tapageuses. Gardant cette situation en toile de fond, ils s’attachent à l’essentiel, aux femmes et aux hommes qui préparent, encadrent, rendent la justice. Femmes de ménage, gendarmes, greffiers, procureurs, présidents, avocats et tant d’autres parlent, racontent leur amour de leur métier, leurs difficultés, leurs joies, leurs satisfactions. Parfois autour d’un verre de vin, parfois sur un court de tennis.
Tous se posent la question de leur utilité, de leur impartialité. Deux ans après l’obtention du concours de directeur de greffe la moitié des lauréats demande à être mutée dans les autres administrations. Ce n’est pas un portrait à charge de l’institution qui nous est proposé, car les difficultés mises en avant montrent encore avec plus de force la détermination, le courage, la conscience professionnelle de femmes et d’hommes et amoureux de leur métier, conscients de l’importance de la mission sociale qui leur est confiée, qu’ils veulent simplement réaliser de la manière la plus …. juste possible. Le sport comme échappatoire, les relations entre collègues, dont les difficultés ne sont pas cachées, encadrent cette vie où beaucoup ne comptent pas leurs heures. On comprend la solidité personnelle nécessaire d’un juge pour enfant dont les décisions peuvent impacter la vie entière d’un adolescent. On partage les hiérarchies écrites ou non entre les différentes catégories de personnel, leur mépris parfois montré au détour d’une phrase près de la machine à café. Mais on rit aussi des caricatures de quelques fonctionnaires figés dans leurs habitudes, leur tranquillité et l’attente de leur retraite, préoccupés avant tout par l’attribution d’une bonne agrafeuse. Remarquablement agencés dans un récit enlevé, tous ces petits moments de vie saisis par un dessin efficace en disent beaucoup sur l’institution.
Les auteurs donnent ainsi vitalité et réalisme à leur expérience riche et documentée. Ils réalisent un album à lire avec bonheur, comme une BD. Pas comme un texte illustré. Une BD à poser sur le bureau. Au dessus de la pile. Pas en dessous comme les 35 682 dossiers qui attendent au tribunal d’Angoulême.