Embarquer pour les Kerguelen est en soi une aventure. Mais embarquer avec Appollo et Gaultier, peut transformer l’aventure en cauchemar. Ils signent là un album étonnant et détonant.
Cela commence de manière traditionnelle, presque banale. Evariste, sous le coup d’une vie amoureuse décevante avec Amandine, quitte son île de la Réunion, sur le Marion Dufresne, pour rejoindre en « touriste » les Kerguelen et l’Ile de la Désolation. Observateur de l’humanité, il livre une vision désenchantée de ses compagnons de voyage: scientifique imbu de lui-même, touriste envahissant et stupide, dessinateur séduisant recherché par les femmes. Ce carnet de voyage est servi par le dessin magistral de Christophe Gaultier, dont les aplats bleus et les couleurs cernés d’un trait noir épais rappellent les illustrations de Loustal. La vie à bord révèle les failles, les faiblesses de chacun et les mini portraits sont saisissants de vérité. En prenant le large, la vie quotidienne s’éloigne et Evariste trouve ce qu’il est venu chercher: une introspection douloureuse, où le cynisme côtoie la lucidité.
Le navire fend la mer et l’atmosphère tropicale, la pureté de l’air et les portraits vachards laissent peu à peu la place à la noirceur, au froid et à la solitude. Les Terres australes approchent et avec elles, l’isolement du monde. L’arrivée sur la terre austère, hostile, dans ce camp où vivent une centaine de scientifiques déposés là pour quatre mois, fait penser à de nombreux documentaires filmés, à des Bd d’Emmanuel Lepage.
Et puis une page noire, totalement noire, et l’album bascule. De réaliste le récit devient une fable qui désarçonne le lecteur et dont on ne dira rien pour ne pas déflorer l’intrigue. À plus de 3000 kilomètres de la première terre habitée, la frayeur est omniprésente et Evariste en quête d’aventure va rentrer dans une nouvelle histoire. Pas du tout celle qu’il avait prévue, mais celle qui va l’emmener dans des contrées inconnues.
La désespérance devient angoisse. L’aube devient crépuscule. Le style de Gaultier en s’obscurcissant devient dessin gothique. La déception amoureuse devient fable écologique.
De réaliste l’histoire devient fantastique.
Les auteurs nous emmènent alors dans des contrées inconnues où se côtoient des réflexions sur l’avenir de notre planète, sur la destinée humaine. Des régions physiques et psychologiques dont on ne peut rien dire.
Peut on ajouter simplement qu’Evariste aurait mieux fait de subir la vie sous les palmiers et le soleil réunionnais ? En embarquant pour la Désolation, il n’avait sûrement pas envisagé un tel sort. Le lecteur non plus. Même si le titre était un sérieux indice.