Huitième album. Vingt ans de trajectoire solo. Et pourtant Bertrand Belin donne encore l’impression de se déplacer de côté, à pas lents, en changeant la lumière plutôt qu’en changeant de maison. « Watt » arrive comme cela.
Un mot bref. Un mot qui claque. Un mot qui laisse affluer plusieurs sens. L’unité électrique, le roman de Beckett, la question anglaise « what? ». Tout est bon à prendre pour un chanteur qui aime depuis toujours faire de la langue un terrain de jeu discret, presque secret. Mais derrière ce titre sec se cache un disque chaud. Un disque qui ouate les contours. Un disque qui a décidé de rendre son auteur plus nettement crooner sans le débrancher de sa veine poétique.
On avait laissé Bertrand Belin sur un album très maîtrisé, électronique, taillé dans le minimalisme synthé-boîte à rythmes. « Tambour vision » installait un décor presque clinique que la voix venait humaniser. « Watt » fait l’inverse. Ici, tout part du piano. Les sessions montreuilloises, conduites avec le fidèle Thibault Frisoni, ont visiblement privilégié ce socle harmonique. Résultat. Les mélodies sont plus dessinées. L’oreille peut s’y accrocher. « Certains jours » ou « Amour ordinaire » prouvent que Bertrand Belin sait écrire des lignes franches sans perdre sa façon de parler de biais. À cela s’ajoute une nouveauté décisive. Un quatuor à cordes vient, la plupart du temps, poser un voile supplémentaire. On sent la volonté d’épaissir le son. De lui donner une tenue scénique. De faire de « Watt » un disque de salle autant qu’un disque d’écoute solitaire.
Que l’on ne s’y trompe pas. Bertrand Belin n’est pas revenu à la chanson de chambre. Les synthétiseurs analogiques sont là. Yamaha, Juno, nappes presque new wave qui s’installent dès « L’inconnu en personne ». Dans « Sur mon 31 », l’arpège motorique évoque par instants une mécanique à la Walter Carlos, une petite danse rétro-futuriste qui contraste avec la diction feutrée du chanteur. Le disque tient sur cette tension. Une chaleur de cordes et de piano. Une modernité de textures et de pulsations. La production joue la transparence. On entend le grain de la voix. Les réverbs ne mangent jamais l’articulation. C’est la marque des disques pensés avec soin. On veut de la densité mais on ne veut pas perdre le sens.
Plusieurs titres montrent une métamorphose plus nette encore. « Tel qu’en moi-même » en est l’exemple le plus évident. On y entend un parfum jazzy, presque Broadway, traversé de couleurs R’n’B très contemporaines. Bertrand Belin s’y avance avec un maintien inédit. Comme s’il décidait enfin de porter au grand jour ce que sa voix contenait depuis longtemps. Un velours. Une manière de dire les syllabes sans appuyer. Une sensualité discrète mais réelle. De mémoire, on ne l’avait jamais entendu murmurer avec autant d’aisance. Le qualificatif de « crooner » lui va ici. Non pas le crooner clinquant. Plutôt celui qui, à la manière de Bashung sur la fin, préfère faire chuchoter les arrangements pour mieux faire briller le texte.
Ce qui séduit dans « Watt » tient aussi à cette circulation permanente entre les registres. L’album peut dérouler une chanson lumineuse, presque consolatrice, puis revenir à une inquiétude sourde. Le morceau d’ouverture le rappelle. Bertrand Belin avance comme plongé dans une douce béatitude mais une part de mystère demeure. C’est son territoire. Il écrit pour répondre à l’inquiétude. Il écrit pour la déplacer. Il écrit pour la rendre habitable. Même quand la forme est plus ample, la parole reste retenue. Il ne dit jamais tout. Il préfère laisser l’auditeur entrer.
À ce stade d’une carrière, beaucoup de songwriters se contentent d’entretenir le capital de style. Bertrand Belin, lui, continue d’ajouter des pièces à son échafaudage. L’épisode littéraire n’a pas coupé l’élan musical. Le comédien qu’il est devenu ne parasite pas le chanteur. Au contraire, on sent qu’il maîtrise de plus en plus la notion de présence. « Watt » est un disque de présence. Présence de la voix au centre. Présence d’un décor orchestral qui fait cadre. Présence surtout d’un imaginaire très français, très littéraire, qui convoque Beckett sans lourdeur et qui s’autorise des pas de côté ludiques.
La scène française actuelle regorge de disques bien faits. Peu peuvent dire qu’ils installent une persona aussi clairement que « Watt ». Bertrand Belin n’est plus seulement ce chanteur à la prose singulière apparu au tournant des années 2000. Il est désormais identifié comme l’un de ceux qui savent faire tenir ensemble sophistication harmonique, poésie de langue et élégance sonore. On l’entendait dans les premiers retours médiatiques. Le disque est perçu comme un jalon. Une étape charnière. La rencontre entre le sillon électro de « Tambour vision » et un désir de chanson plus large. Pour qui suit sa discographie, c’est un moment réjouissant. Pour qui le découvre, c’est une porte d’entrée idéale.
« Watt » n’est pas un simple retour. C’est une consolidation. Bertrand Belin y fait entendre que sa chanson peut être à la fois pensée et charnelle, littéraire et pop, électrique et ouatée. Il n’a pas besoin de hausser la voix. Il a trouvé l’intensité ailleurs. Dans le timbre. Dans l’épaisseur des arrangements. Dans la façon de poser un mot à côté d’un autre. C’est ce qui fait de ce huitième album une réussite. On y entend un artiste arrivé à un point d’équilibre. Assez sûr de lui pour se faire crooner. Assez joueur pour glisser Beckett dans le titre. Assez généreux pour nous donner un disque où l’on a envie de revenir.