Carlo Strenger, un homme des Lumières dans la nuit du temps présent

Dans son Esquisse de l’histoire universelle, publiée en 1920, Herbert-George Wells a eu une phrase qui continue de résonner en notre XXIe siècle : « L’histoire de l’humanité devient de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. » Carlo Strenger (1916-2017) aurait pu faire sienne cette phrase et la citer en introduction de son bel et lucide essai paru en 2016 en France, Le Mépris civilisé.

Derrière ce titre étrange, en forme d’oxymore, le philosophe Carlo Strenger s’est lancé dans une réflexion visant à retrouver l’esprit du Siècle des Lumières, cet esprit où brillent la réflexion et l’éducation en lutte contre les manifestations d’intolérance, religieuses et politiques, des temps présents.

« Jusqu’au début du XXe siècle, explique Carlo Strenger, l’Occident s’est senti très supérieur. Il pensait que sa civilisation était unique. L’esprit des Lumières, prônant les principes de tolérance (dans le sens où tout individu doit être protégé de l’arbitraire d’un État ou d’une religion) et d’universalité (la vérité et la justice pour tous), a aussi débouché, à la grande époque du colonialisme, sur des horreurs. Des hommes furent asservis, réduits en esclavage voire massacrés, tandis que quelques pays occidentaux se partageaient la planète. Puis la Première Guerre mondiale a tout fait voler en éclats y compris les empires coloniaux. Et l’image de l’Occident s’en trouva considérablement écornée. Ainsi commença son processus d’autocritique. Malheureusement, on bascula alors dans l’excès inverse et l’Occident en vint à être présenté, surtout par la gauche, comme la source de tous les maux du monde. C’est ainsi que s’est développée l’idéologie du politiquement correct : il n’y avait plus aucune raison d’accorder à la culture occidentale une valeur supérieure. On pouvait critiquer l’héritage de la culture occidentale présenté comme une tradition de répression à l’encontre d’autres cultures que, du coup, il n’était plus question de juger. […] Le politiquement correct est devenu une manière de penser, dire et faire très puissante et floue, basée sur l’idée qu’il n’existe pas de vérité, seulement des points de vue et des perspectives. Toutes les visions du monde se valent et il est illégitime d’affirmer que certaines formes de savoir sont supérieures à d’autres. Le principe de la critique universelle est remplacé par celui du respect universel. La notion initiale de tolérance, telle que définie par l’esprit des Lumières, a été complètement tordue. On n’a pas compris que ce qui était protégé, au départ, c’était l’homme et non la croyance » et qu’il fallait donc refuser d’amalgamer individu et idéologie selon Carlo Strenger.

carlo strenger mépris civilisé
Carlo Strenger

Le mépris civilisé s’efforce de nous éclairer sur l’attitude du monde occidental face au terrorisme et à la succession d’actes extrémistes qui ont frappé le monde dans les premières décennies du XXIe siècle. « Depuis le 11 septembre 2001, au moins, l’Occident est confronté à une question dont on pouvait penser qu’elle n’était plus d’actualité : comment doit-il et peut-il défendre ses valeurs fondamentales ? » L’heure n’est plus au triomphe de la démocratie libérale marquant une forme de « fin de l’Histoire » comme le prophétisait le politologue américain Francis Fukuyama. « Le carnage a continué », nous dit Carlo Strenger : génocides au Rwanda, épurations ethniques en Yougoslavie, échec du processus de paix israélo-arabe de 1993 provoqué par les extrémistes juifs et palestiniens, pays arabes déchirés entre sunnites et chiites… Bref, c’est beaucoup plus à un choc des cultures, toujours près de naître ou renaître, auquel on assiste qu’à la fin annoncée de l’Histoire. « La démocratie libérale et l’idée des droits universels de l’homme qui revendiquent l’indépendance face à la religion, la nationalité, le sexe et l’orientation sexuelle n’ont finalement pas conquis le monde même si dans les années 1990 tout portait à croire que l’effet domino de la démocratisation ne pouvait plus être arrêté. »

On se souvient aussi que Samuel Huntington avait été très critiqué quand il avait publié Le Choc des civilisations (paru en anglais en 1996 sous le titre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order et traduit en français en 1997). On lui avait alors reproché d’être un propagandiste de la guerre des civilisations. En réalité, Huntington mettait en garde l’Occident contre sa prétention à croire que ses valeurs étaient universelles et avaient vocation à se répandre dans le monde, la chute du mur de Berlin mettant fin au monde bipolaire de la guerre froide et ouvrant la voie à un monde multipolaire où les antagonismes ne seraient plus seulement économiques et politiques mais aussi culturels basés sur des identités et valeurs religieuses et ethniques.

En ce premier quart de siècle, les actions d’un spectaculaire et sanglant extrémisme politico-religieux – attentat du World Trade Center de New York en 2001, de la gare d’Atocha à Madrid en 2004, du Bataclan et de Charlie Hebdo à Paris en 2015 – lui donnent raison et ouvrent en retour, au sein même des sociétés démocratiques occidentales, la brèche et le poison de l’exclusion, de la xénophobie, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, du repli sur soi et du nationalisme. Cette brèche – ouverte à présent en Europe mais aussi aux USA -, fut l’une des angoisses politiques et philosophiques de Carlo Strenger. Notre essayiste n’avait pas oublié qu’il y a quatre-vingts ans, la Suisse avait refoulé son oncle d’origine juive hors de ses frontières, déporté ensuite à Auschwitz, avec la mort au bout du chemin…


Le Mépris civilisé [Zivilisierte Verachtung : Eine Anleitung zur Verteidigung unsere Freiheit], de Carlo Strenger, trad. de l’allemand par Pierre Deshusses, Belfond éditeur, coll. Pocket 2017, 125 p., ISBN 978-2-266-27299-5, prix: 5.50 euros.

À la mort de Carlo Strenger, France Culture avait rendu hommage au philosophe : retrouvez l’article ici

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