Il y a dix ans Sylvain Tesson se confinait volontairement pendant six mois dans une cabane en Sibérie. Lire ou relire son journal quotidien prend une valeur supplémentaire en cette période. Mais pas seulement, tellement ce texte magnifique ouvre des perspectives sur nos vies.
28 février, cela fait 13 jours que Sylvain Tesson s’est volontairement confiné dans une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. Il tient son journal et écrit:
(…) Ce n’est pas rien d’être grains de poussière en ce monde. Voilà que je m’intéresse à la poussière. Le mois de mars va être long.
C’est le genre de sentence, encore plus pertinente en période de confinement généralisé, qui m’a fait entrer définitivement dans l’univers de Sylvain Tesson. Et pourtant ce n’était pas gagné. J’avais commencé par Sur les chemins noirs, séduit par les critiques, les prix, la « reconstruction » d’un homme passé près de la mort. Et puis les premières pages m’avaient vite rebuté, encore un récit de voyage au jour le jour, une traversée de la France. Rédacteur en chef d’une revue de cyclotourisme j’en avais soupé des bivouacs de pèlerins à vélo refaisant le monde, parce qu’ils dormaient le soir sous la tente, interrogeant les étoiles sur leur destinée. J’avais donc posé mon sac dès les premières pages, laissant l’écrivain monter seul vers la Manche.
Et puis il y eut Vincent Munier, déjà découvert avec Artique et qui publiait un nouvel ouvrage sur le Tibet. À côté de ces photos, gravées pour toujours dans ma mémoire, de petits textes, des aphorismes, des pensées magnifiques. De pures merveilles, des petits bijoux d’intelligence et de réflexion. Et un livre intitulé simplement La Panthère des Neiges. Le tout signé de Sylvain Tesson. (voir deux chroniques)
Alors j’ai repris mon sac à dos, l’esprit plus ouvert, oubliant le récit de voyage. Et j’ai remonté les Chemins Noirs, faisant route en sens inverse. Et j’ai découvert une prose magnifique, des considérations philosophiques, historiques, géographiques dont on voudrait retenir tous les termes. Je remontai le temps à rebrousse poil et entamai après ce 17 mars 2020, la lecture de Dans les forêts de Sibérie, un ouvrage en écho avec la situation actuelle. Une différence cependant, mais de taille : Tesson se confine volontairement pendant six mois loin de toute vie humaine par moins 35 degrés sans autre ambition que de réfléchir:
Assez tôt, j’ai compris que je n’allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis promis alors de m’installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie.
Une des forces majeures de ce journal réside dans cette modestie et l’absence de leçons clamées à tout vent au monde. Tesson raconte ses gestes, sa vie, ses activités limitées à l’observation, la marche, la survie, la réflexion, mais il refuse à tout moment de donner des leçons, d’inciter à un retour à la nature. Il ne croit plus aux injonctions collectives (il est vrai que la proximité du goulag fait réfléchir), il ne propose pas un cours d’écologie ou un modèle de vie. Lucide, il précise que la décroissance nécessiterait l’impossible venue d’un despote éclairé tant la nature humaine est imparfaite. Il pense et vit pour lui-même et si ses pensées peuvent être utiles à d’autres tant mieux. Sinon tant pis.
Ce journal est donc riche. Riche de descriptions de la nature, riche d’aphorismes, riche de pensées originales. À sa manière c’est une forme de sagesse qui transparaît, une sagesse individuelle, intérieure. La joie d’être réveillé chaque matin par les mésanges qui frappent à la fenêtre, ou d’entendre les craquements du lac sous l’effet du dégel suffisent souvent à dompter le temps, ce temps que l’on cherche à fuir dans les agglomérations :
L’homme libre possède le temps. L’homme qui maîtrise l’espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu’il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.
Il faut donc prendre son temps pour lire cet ouvrage, savourer chaque mot, chaque pensée. Réfléchir.
On ne saurait réduire ce livre à des aphorismes, surtout pas, et ne manque jamais l’heureuse distance ironique que produit le fait de se regarder le nombril. L’humour est omniprésent pour rappeler notre impuissance à vouloir appréhender le monde et notre arrogance mortelle face au vent du Nord qui détruit tout sur son passage.
J’ai écrit dans ma tête, cette modeste chronique en désherbant les pieds d’une haie. En coupant le lierre envahissant, je me suis demandé si j’arrêtais la vie ou si je la multipliais par deux en scindant les racines et aussi si … Malheureusement je n’ai pas le talent de Sylvain Tesson pour pousser plus loin la réflexion et transformer une simple constatation en aphorisme inoubliable.
Mais en regardant les mètres de haie qui me restent à désherber en solitaire, avec mes seules mains et ma pensée (même réduite et limitée), je me dis que finalement le mois d’avril ne sera pas aussi long que prévu.
Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson. Éditions Folio. 290 pages. 8€.
Sylvain Tesson est né en France en 1972. Il a une formation de géographe et un DEA de géopolitique. A 19 ans, il entreprend une expédition en Islande. Cette expérience sera la première d’une longue série : atteint par le virus du voyage et de la découverte, il sillonne ensuite le monde avec obstination à pied, à vélo, à cheval, en moto…En 1996, il publie son premier ouvrage avec Alexandre Poussin : « On a roulé sur la terre ». Puis les livres s’enchaînent, avec un succès certain, puisqu’il est récompensé en 2009 par le Goncourt de la nouvelle pour « Une vie à coucher dehors », et par le prix Médicis Essai 2011 pour « Dans les forêts de Sibérie ».
Sylvain Tesson finance toujours lui-même ses expéditions grâce à ses livres, conférences, documentaires et reportages.