Le 24 septembre 2004, je rentrais chez moi par la rue de Bellechasse, il devait être 18 ou 19 heure lorsqu’un laconique SMS m’apprenait la disparition de Françoise Sagan. Ironie du sort, je venais de passer devant la maison Julliard qui fut l’éditeur de son premier roman. J’imaginais tous les journaux titrer sans surprise dés le lendemain : Bonjour tristesse. Me revint alors en mémoire de l’avoir croisée rue de l’Université. C’était un après-midi. Petit oiseau noir sortant d’un taxi blanc. Malgré la faveur impromptue de cette rencontre, je n’ai pas osé l’accoster. À quel titre ? De quel droit ? Lui dire : j’aime beaucoup ce que vous faites… Elle l’avait entendu mille fois. Alors nos regards ont glissé l’un sur l’autre, puis je suis revenu sur mes pas afin de contrôler mon délire. Avais-je rêvé ? Sur l’une des sonnettes du porche au fond duquel elle venait de disparaître, il y avait effectivement son nom. J’avais croisé la légende et conservé l’éclat de ses pupilles dans les miennes. Cet entretien avec Denis Westhoff est, quelque part, la prolongation de cette rencontre.
Jérôme Enez-Vriad : De 1954 à 1998, Françoise Sagan a signé une œuvre pléthorique aujourd’hui rééditée. Travaillait-elle beaucoup ou avait-elle une grande facilité d’écriture ?
Denis Westhoff : Elle avait une grande facilité d’écriture et elle travaillait beaucoup surtout lorsque les nécessités (date de remise de manuscrit à un éditeur, obligations vis-à-vis de l’administration fiscale, échéances…) se faisaient ressentir de façon pressante.
Pourriez-vous nous expliquer comment elle écrivait ? Avait-elle une organisation précise ?
Elle n’avait pas d’habitude particulière. Elle écrivait à Paris, la nuit car c’était le seul moment de tranquillité, mais ça lui arrivait aussi en Normandie et dans le Lot. Parfois elle se faisait aider d’une secrétaire à qui elle dictait et qui la suivait dans ses déplacements. Elle devait s’isoler pour travailler, mais comme elle ne supportait pas d’être seule, il lui était indispensable de sentir la présence de ses amis à proximité, dans la maison.
Depuis 2009, les éditions Stock ont ressorti 12 de ses livres. Certains textes n’avaient jamais été réédités. Je pense à Toxique (1964), illustré par Bernard Buffet ; ou encore à un recueil de théâtre contenant L’excès contraire, une pièce jamais publiée créée en 1987. D’autres titres sont-ils prévus ?
Non, il n’y en aura pas d’autres. J’ai fait rééditer la totalité des titres qui avaient déjà été publiés, à l’exception d’une adaptation pour la télévision, Le sang doré des Borgia, qui ne présentent pas à mon sens, un intérêt suffisant pour une édition seule.
Parmi ces réimpressions, La fourmi et la cigale est un inédit pour enfant qui revisite la célèbre fable. Existe-t-il encore quelques inédits ?
Il existe, à ma connaissance, deux pièces de théâtre et un roman inachevé qui ne furent jamais publiés ni exploités. Mais ces textes furent écrits à la fin de sa vie, à cette période où elle était si fatiguée et accablée par tous ces ennuis ; ces textes ne sont pas très publiables en l’état, ils sont un peu confus et je préfère ne pas les faire connaître du public de peur qu’ils ne portent préjudice à son image.
Découvrir un auteur, c’est avant tout le lire. À cet égard, le site que vous consacrez à votre mère reprend une bibliographie exhaustive. On y découvre aussi un onglet menant aux biographies qui lui sont consacrées. Certaines sont moins sérieuses que d’autres. Si vous ne deviez en conseiller qu’une seule ?
Je conseillerais le livre de Jean-Claude Lamy [Françoise Sagan, une légende –1988, Mercure de France ], la première biographie qui lui a été consacrée et sur laquelle elle a pu travailler de son vivant.
Dans votre livre, Sagan et fils (Stock 2012), vous confiez que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, est gracieusement intervenu en 2006 pour aider à sauver du domaine public l’œuvre de votre mère. Où en sont toutes ces tracasseries de succession ?
Les tracasseries ont cessé pour la plupart, les tracasseries fiscales je l’espère en tout cas. Grâce à l’aide d’un homme providentiel, qui était à l’époque près de Nicolas Sarkozy, nous sommes parvenus (mes avocats et moi-même) à trouver un accord avec le Ministère public. Nous avons pu mettre en place un moratoire qui a permis d’engager le remboursement de la dette fiscale de ma mère dans des conditions qui soient acceptables par les deux parties. Aujourd’hui, le paiement n’est pas achevé et je demeure subordonné aux termes de cet accord pour une période que j’estime à encore 6 ou 7 ans.
Est-ce difficile de vivre dans l’ombre d’une légende sans faire parler de soi, ni même du mythe, mais seulement de son œuvre ?
Heureusement, les gens aujourd’hui, ceux que je rencontre en tout cas, s’intéressent à son œuvre et peu sont ceux qui évoquent encore ses excès et ses « bêtises » de l’époque. Cela fait quarante ans qu’elle ne roule plus en Maserati et, suite à une pancréatite, elle a dû s’arrêter de boire au début des années 80, il est temps de parler d’autre chose !
Lequel de ses livres a le plus de succès aujourd’hui ?
C’est toujours Bonjour Tristesse et puis il y a eu les périodes de rééditions, chez Stock notamment, au cours desquelles les gens ont redécouvert Des bleus à l’âme ou Un peu de soleil dans l’eau froide qui ont connu un certain succès, toutefois plus passager…
Et le plus traduit ?
C’est aussi Bonjour Tristesse.
Dans quelle langue ?
Aujourd’hui, je dirais une douzaine de langues, dont le coréen, le chinois, l’hindi, le roumain, le letton…
Si l’œuvre de Françoise Sagan semble ne pas vieillir, l’insouciance et la futilité que lui prêtent ses détracteurs relèvent de mauvais alibis pour la situer « hors temps ». Il me semble, au contraire, que cette légèreté qui lui est propre, transcende un fil rouge beaucoup plus sérieux : vivre et comment y parvenir ? N’est-ce pas l’essentielle résonnance de la philosophie saganesque ?
Ne devrions-nous pas tous vivre hors de ce temps, justement ?
En 1991, elle vous dédie son roman Les faux-fuyants. Vous êtes-vous reconnu dans l’un des personnages ?
Le fait qu’elle ait dédié un de ses livres à quelqu’un ne veut en aucun cas dire que cette personne figure dans ce livre ! Sinon son œuvre serait peuplée de ses amis, de ses parents, quelle salade ! Il me semble en tout cas, ne ressembler à aucun des personnages des Faux-fuyants.
De laquelle de ses héroïnes se rapproche-t-elle le plus ?
Elle ne ressemble à aucun des personnages de ses romans, contrairement à ce qu’on a bien voulu prétendre, notamment à l’époque de Bonjour Tristesse où l’on a laissé croire qu’elle était Cécile, idée contre laquelle elle s’est d’ailleurs violemment toujours insurgée.
Y a-t-il un de ses textes que vous appréciez particulièrement et pourquoi ?
J’apprécie plusieurs de ses textes. J’aime beaucoup Le garde du cœur, le seul roman policier qu’elle ait écrit, que je trouve cocasse et audacieux ; Des bleus à l’âme parce que c’est un livre où elle se regarde en train d’écrire et où je la retrouve, trait pour trait, dans certaines des ses attitudes, de ses réflexes de vie… J’aime aussi Avec mon meilleur souvenir parce que je retrouve les amis et les moments que j’ai connus, également cette amitié et cette tendresse totalement indéfectible qu’elle avait pour certains personnages qu’elle a croisés au cours de sa vie.
Je me suis toujours interrogé sur son parfum. Elle en faisait porter à ses héroïnes, mais lequel avait sa préférence ?
Chanel n° 5.
Vous avez créé en 2010 un prix littéraire pour honorer sa mémoire : Le Prix Françoise Sagan. Quelques mots sur le lauréat 2013 ?
Olivier Bouillère est un garçon charmant et très doué pour l’écriture. Nos dernières délibérations furent très serrées et il ne s’en est fallu que d’un cheveu pour qu’il soit le lauréat – [Roman Le poivre chez P.O.L.]. Beaucoup de jurés avaient choisi le livre d’Émilie Frèche, Deux étrangers.
Quelle est la place de Sagan (l’œuvre, mais aussi la femme) dans le patrimoine littéraire francophone ?
Il est difficile d’attribuer aujourd’hui une place précise à l’œuvre de Sagan dans le patrimoine littéraire francophone. Je pense qu’il y a des gens qui l’aiment vraiment et ces gens sont nombreux, je l’espère, et pour ces gens là elle est un trésor, c’est vrai ; et un trésor c’est un patrimoine, non ?
Si vous aviez le dernier mot, Denis Westhoff ?
Mon souhait serait que Sagan — ou quelque autre auteur — puisse faire découvrir la lecture à un bon nombre de gens parce que lire est un des plus grands bonheurs de la vie.
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Entretien avec Denis Westhoff, fils de Françoise Sagan : « Ma mère est un Trésor »