Avec Guerre, publié aux éditions Gallimard, débute la publication des manuscrits inédits abandonnés par Céline en 1944. Un chaînon manquant indispensable dans l’œuvre et la vie de l’auteur de Voyage au bout de la nuit.
Cela explose de partout. La boue ensevelit des morceaux de cadavres. Les corbeaux se repaissent des déchets humains. Le canon gronde en permanence. Les hommes sont disloqués. Les villages détruits. Le monde se transforme en vaste charnier. Georges Brassens chantera avec cynisme des décennies plus tard : « Moi, mon colon, cell’ que j’préfère, C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit ! ». Comment imaginer que Céline ne puisse avoir écrit sur ces moments où la raison humaine n’a plus de sens, où la démesure l’emporte, lui qui, de surcroît, a participé à cette vaste boucherie. Bien entendu, il y avait déjà les pages incomplètes de Casse-Pipe où il racontait son engagement dans la cavalerie et une évocation de la blessure au front de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, mais si on savait qu’il avait été blessé dès les premiers mois du conflit, blessure qui lui engendrerait des maux de tête souvent évoqués, on ne pouvait pas ne pas concevoir qu’il ne raconte sa détestation de la guerre en mêlant comme toujours la réalité de son existence et sa fantasque et incontrôlée imagination.
Encore fallait-il trouver ce texte obligé que l’écrivain évoquait souvent. On rappellera donc brièvement que Céline, lors de sa fuite en 1944, laissa dans son appartement de la rue Girardon à Paris des manuscrits qui furent volés à la Libération de Paris par des « Libérateurs », appelés ainsi dédaigneusement par l’écrivain. Un anonyme remet en 1980 au journaliste Jean-Pierre Thibaudat des sacs contenant plus de 5000 pages de manuscrits céliniens inédits, documents qui seront remis en 2021, après de nombreuses péripéties, aux ayants droit, Lucette Destouches, veuve de l’écrivain, étant désormais décédée.
Guerre est le premier manuscrit rendu public, après de très rapides, mais complets et indispensables travaux de transcription et d’études. Le texte qui nous est ainsi livré est donc un premier jet, raturé, corrigé, nécessitant normalement une relecture attentive, corrections et suppressions des répétitions par exemple. Que l’on ne s’y méprenne pas, cette « première version » de l’écrivain de Meudon dit l’essentiel, et n’est en aucune manière un brouillon, mais une œuvre à part entière. Le travail remarquable fait autour du manuscrit met à jour les noms des personnages qui changent parfois, comme les grades des militaires, mais l’essentiel est là : le génie de l’écriture, le style incomparable, la flamboyance des mots, la violence des sentiments, la vision unique du monde. Et toujours cette invention de la vie.
Le maréchal des logis Destouches fut soigné en 1914 à Hazebrouck puis aux Invalides. Ferdinand, seul rescapé de son régiment, erre à travers la campagne avant d’arriver et d’être soigné à Ypres puis à Peurdu-sur-la-Lys. Il ne dort plus, il est l’objet de désir de l’infirmière Lespinasse, qui pourrait rappeler la liaison de Céline avec Alice David, il perd beaucoup de ses facultés, isolé de ses compagnons de chambrée avec qui il partage peu de choses. Ferdinand ne se mélange pas et il faudra l’amitié d’un souteneur, Bébert, qui fait venir sa femme, une prostituée, pour qu’il sorte du Virginal Secours, et décrive de manière prodigieuse la petite vie d’une ville proche du front, où le canon se fait entendre perpétuellement. On entre dans le bar de la place, on dîne chez un agent d’assurances, notable du lieu, on est dans la chambre avec Angèle qui offre ses charmes aux officiers anglais de « classe élevée ». Plus qu’ailleurs, le sexe a une importance primordiale dans ce texte, mais la sexualité à la manière de Céline, pas celle des caresses et des mots doux, mais celle, animale, d’un besoin, d’une obligation, d’un désir brut et sauvage. L’emploi de l’argot est encore plus fréquent que d’habitude, établissant une distance avec le quotidien et l’horreur.
Il a 20 ans, Ferdinand, et découvre en fait, à cause de la guerre la réalité du monde, surprotégé qu’il était par des parents qui viennent le voir et qu’ils détestent. Foisonnant d’outrances, d’exagérations, de délires, Céline pourtant, glisse comme à son habitude, quelques moments rares de poésie, de repos comme s’il brisait la cuirasse de son cynisme pour dire à sa manière que la vie peut parfois être aussi belle et tendre. Cette expérience de la guerre deviendra récurrente dans toute son œuvre à venir, son désaveu et désamour de l’humanité « celle qu’on croit quand on a 20 ans », trouve racine dans cette expérience traumatisante psychologiquement comme physiquement.
« J’ai attrapé la guerre dans ma tête », écrit-il. Bourdonnante, jusqu’à la fin de sa vie, des bruits de canon qui envahiront son esprit, elle irradiera le reste de son œuvre et de son existence, ne sachant pas encore qu’un second conflit modifierait encore plus profondément le cours des choses.
Tiré à 80 000 exemplaires Guerre a fait l’objet d’une troisième réimpression. Il devrait être suivi par la publication à l’automne de Londres, la suite du manuscrit.