Jacques Abeille est mort le 23 janvier 2022 à Libourne, à l’âge de 79 ans. Il laisse derrière lui une œuvre rare, exigeante, qui aura tracé à l’écart des modes une cartographie imaginaire d’une puissance inouïe. Loin des cénacles parisiens, cet homme discret, poète de l’inexprimable, est l’auteur du roman culte Les Jardins statuaires (1982), pierre fondatrice de ce qui deviendra le Cycle des contrées : un continent littéraire à lui seul, peuplé de paysages mentaux, de civilisations fictives, de silences et de mots plantés comme des graines.
Né à Lyon en 1942, orphelin très jeune, Jacques Abeille fut professeur d’arts plastiques, mais se définissait avant tout comme un écrivain « obscur », selon ses propres mots – non par modestie affectée, mais parce qu’il cultivait l’ombre, le secret, l’arrière-pays du langage. Influencé par le surréalisme et le refus des carcans idéologiques, il publie son premier roman dans une quasi-indifférence critique, avant de voir, bien plus tard, ses livres réédités par les éditions Le Tripode, grâce à Frédéric Martin, éditeur-passeur, qui redonna souffle et lumière à cette œuvre longtemps souterraine.
Les Jardins statuaires ou l’utopie énigmatique
Paru en 1982 chez Flammarion, puis republié dans sa forme complète à partir des années 2000, Les Jardins statuaires est un roman d’une beauté inclassable. On y découvre un pays où l’on ne sculpte pas les statues, mais où elles poussent, lentement, dans des jardins mystérieux. Les jardiniers, caste contemplative et silencieuse, y veillent sur la croissance de ces formes minérales comme sur des êtres vivants. Mais un voyageur étranger s’aventure au-delà des frontières. Ce récit de déracinement et d’enquête éthérée devient peu à peu une réflexion sur le langage, l’altérité, l’art et l’effondrement.
Roman-monde, métaphore politique et poétique, Les Jardins statuaires fascine par son rythme lent, sa langue somptueuse, son art de la suspension. Abeille y décrit un monde inventé avec le sérieux d’un géographe, la sensibilité d’un peintre, et la lucidité d’un philosophe. Il y mêle l’empreinte de Gracq, la verticalité de Borges, la mémoire minérale de Julien Gracq, les détours de Le Clézio et la mythologie de Tolkien – sans appartenir à personne.
Un cycle, un cycle de vie
Le Cycle des contrées compte sept volumes, dont Les Barbares, Le Veilleur du jour, La Barbarie, Les Voyages du Fils, Les Mers perdues ou encore Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre. Tous composent une fresque sans équivalent dans la littérature française contemporaine, naviguant entre utopie, anthropologie fictive, récit initiatique, prose méditative et satire feutrée. À travers ces textes, Jacques Abeille explore l’idée même de civilisation, de chute, de renouveau, et fait de la fiction un moyen de percer la surface visible du réel.
Ce que pleurent aujourd’hui ses lecteurs et ses amis, ce n’est pas seulement l’auteur. C’est l’homme aux yeux doux, à la parole lente, à la pensée nuancée. Jacques Abeille croyait au pouvoir transformateur des livres, non comme artefacts culturels, mais comme actes d’exil intérieur. Il rappelait souvent que la gentillesse était la vertu la plus précieuse, bien plus que l’intelligence ou la gloire.
Dans un entretien accordé peu avant sa mort, il déclarait simplement :
« Je vis dans la présence de ce que j’écris. »
Cette présence demeure. Elle habite les pages qu’il nous a laissées, les silences qu’il a sculptés, les paysages intérieurs que ses livres nous invitent à arpenter. Elle demeure dans cette œuvre qui refuse les étiquettes, défie le temps et s’offre comme une terre étrangère où l’on se découvre soi-même.
Terrèbre a perdu son jardinier
La mort de Jacques Abeille est celle d’un rêveur profond et passeur. De ceux qui nous aident à franchir les seuils invisibles, à penser d’un autre lieu, à imaginer autrement la société, l’art, la relation à l’autre. Désormais, Les Jardins statuaires appartient pleinement au panthéon des œuvres à part, quelque part entre les constellations d’André Dhôtel, de Roger Caillois, de Julien Gracq et de Dino Buzzati.
Qu’il repose parmi les statues.
Et que ses mots continuent de pousser en nous.

