Jean Céa avait 91 ans, il est mort le 9 janvier 2024. Ce mathématicien n’était pas seulement ce que ce mot veut dire. Il faudrait l’associer à pédagogue, bâtisseur, précurseur, passeur… Ecrire était aussi sa passion tout autant que l’aide aux enfants défavorisés, une expérience dont il rendra compte dans son livre Conseils à des mères admirables.
Il arrive parfois qu’il vous semble avoir trouvé un frère en humanité sans jamais l’avoir rencontré. Il vous arrive par ses amis. Les anecdotes qu’ils évoquent vous font tendre l’oreille, les engagements et les initiatives dont il est à l’origine vous renvoient vers d’autres. Ceux qui les racontent ainsi en ont été profondément marqués à une étape particulière de leur vie. Et parmi les passages privilégiés, il y a l’école, le lycée ou plus tard encore quand vous cherchez à mieux comprendre le monde. C’est un proche, Michel Rochette pour ne pas le nommer, qui me transmet voilà quelques jours un texte annonçant la disparition d’un de ses professeurs, Jean Céa [1], un texte co-rédigé par un de ses élèves, Mohamed Masmoudi [2]. Vous vous rappelez alors l’avoir croisé brièvement 20 ans plus tôt lors d’une réunion à Paris. Et vous découvrez dans les articles écrits par ses élèves, ses amis, ses collègues que vos affinités remontent à loin et se prolongent jusqu’à aujourd’hui.
Si sa jeunesse en Algérie n’est pas la mienne, elle l’est un peu devenue par la rencontre d’un autre ami cher, Albert Benssousan, immense traducteur de l’espagnol, professeur et écrivain, une langue que j’aime et qui fut celle, familiale, de Jean Céa, avant le français donc. Ce milieu où il nait, c’est le vôtre, un milieu où chacun côtoie la pauvreté en gardant sa dignité. Un milieu où seule l’école de la République peut vous sauver et où les maîtres savaient convaincre les parents que leurs enfants devaient poursuivre leurs études. Arrivé boursier en métropole, vous n’avez aucun mal à l’imaginer monter quatre à quatre les marches vermoulues d’un large escalier jusqu’à une salle du premier étage, celle située à gauche de la cour arrière du lycée Chaptal à Paris, puis s’asseoir sur des bancs de bois inconfortables, ceux-là même que vous avez fréquentés. Vous le voyez s’allonger à la nuit sur l’étroit lit de votre box d’internat éclairé d’une modeste lampe et terminer ses révisions de mathématiques ou de physique en vue de la colle du lendemain. Et puis, après l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, après sa thèse sous la direction d’une de nos grandes figures des mathématiques, Jacques-Louis Lions [3], débarquer inconnu à l’université de Rennes avant de la quitter pour celle de Nice où il fera carrière.
Jean Céa ? Un personnage hors du commun jusqu’à ses 91 ans. Une vie remplie non seulement par ses travaux de recherche sur le calcul des variations et les méthodes d’optimisation (Jean recevra le Prix Poncelet de l’Académie en 1975), toutes choses essentielles aujourd’hui dans le domaine de l’IA… Déchiffreur, souvent pionnier et toujours passeur en mathématiques appliquées, Mohamed me souffle combien Jean Céa s’amusait devant la traduction illégale en chinois de son livre « Optimisation théorie et algorithmes » déjà édité, et en respect du droit, en anglais, russe, polonais,… Mathématicien certes mais aussi bâtisseur. D’un laboratoire CNRS ici, d’une école d’ingénieurs (Polytech Nice-Sophia) là, il est encore à l’origine de la création du Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées (CIMPA) [4] dont la mission est de promouvoir la recherche en mathématiques dans les pays en voie de développement. Il en sera le premier directeur en 1978.
Jean Céa tenait un blog qui fourmille de propositions sur l’éducation, de diaporamas en accès libre de conférences qu’il a données (portraits de mathématiciennes, voyage au pays des nombres, etc.). Ces dernières années Jean Céa les avait consacrées au soutien scolaire pour les enfants de familles défavorisées, un écho à sa propre histoire. Du travail bénévole réunissant en petits groupes, non pas les enfants comme il est d’usage, mais les mamans motivées pour qu’elles aussi sachent encourager leurs enfants dans leur travail d’école. Il en avait tiré un livre, Conseils pour les femmes admirables, dédicacé aux « enragées, ces mères admirables, passionnées, qui veulent que leurs enfants réussissent par l’école, qu’ils changent de statut social, ces femmes qui s’accrochent alors que la vie est si difficile pour elles. Oui, elles sont admirables ! »
Et ce n’est pas tout. Son autre passion, c’était d’écrire. En voici la preuve avec les couvertures de ses livres. Cet humaniste aura servi de grand témoin. Il aura rendu mille fois à l’école de la République ce qu’elle lui avait donné. C’était le sens même de sa vie.
[1] https://france.math.cnrs.fr/international-cooperation/cimpa/
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques-Louis_Lions
[4] Avec les contributions d’Olivier Pironneau et Denis Talay