Mon frère ouvre un chemin dans nos âmes, transforme la peine en énergie, l’obstacle en marche, la nuit en aurore. Le très grand Jimmy Cliff est mort des suites d’une crise d’épilepsie et d’une pneumonie, ont annoncé sa femme et ses enfants, Latifa, Lilty and Aken. Avec lui disparaît l’un des derniers architectes du reggae originel, un artiste qui a porté la musique jamaïcaine bien au-delà de ses rivages pour en faire une langue mondiale, fraternelle et indomptable.
De « Many Rivers to Cross » à « The Harder They Come », de « Vietnam » à « Reggae Night », de « I Can See Clearly Now » à son irrésistible interprétation de « Hakuna Matata », Jimmy Cliff a su faire de chaque morceau un lieu de résistance, de joie et d’émotion pure. Il y avait dans sa voix une clarté presque mystique, un mélange de ferveur, de vulnérabilité et de défi, qui semblait dire qu’aucune frontière – sociale, raciale, géographique – n’était assez solide pour arrêter le mouvement d’un peuple déterminé à vivre debout.
Né James Chambers le 1ᵉʳ avril 1944 à Somerton, près de Montego Bay, Jimmy Cliff raconte souvent avoir commencé à chanter « parce que c’était le seul endroit où il se sentait entièrement lui-même ». La Jamaïque de son enfance est pauvre, rude, mais vibrante. La musique y circule comme un souffle vital. À 14 ans, il monte à Kingston et rejoint l’effervescence des yards de Trenchtown et du studio Island Records. Très vite, son talent lumineux attire l’attention de Chris Blackwell, qui l’accompagnera dans sa révolution musicale.
Avant même Bob Marley, Jimmy Cliff fut l’un des premiers artistes jamaïcains à ouvrir les portes du marché international. Il est cette passerelle rare entre les débuts du ska, l’âge d’or du rocksteady et la puissance spirituelle du reggae. Ce rôle pionnier, il l’assume sans posture : « J’ai toujours senti que la musique devait être un pont. Un pont pour les gens, pour les cultures, pour les douleurs qu’on porte », disait-il lors d’une interview devenue célèbre.
En 1972, Jimmy Cliff n’est plus seulement un chanteur, il devient une icône. Le film The Harder They Come, dans lequel il interprète Ivan Martin, un jeune chanteur happé par la violence des ghettos kingstoniens, est une déflagration. L’œuvre révèle au monde non seulement le reggae, mais aussi la réalité sociale jamaïcaine – une réalité que Cliff porte avec une intensité presque documentaire.
La bande originale, dont il signe plusieurs morceaux, devient l’un des disques fondateurs de la musique contemporaine. Des générations entières y découvriront un son, un créole, un rythme syncopé, une manière de raconter la vie avec gravité et soleil mêlés. L’album est aujourd’hui encore considéré comme l’un des grands monuments musicaux du XXᵉ siècle.
Jimmy Cliff n’a jamais cessé de se réinventer. Dans les années 1980, il embrasse une pop-reggae planétaire avec « Reggae Night ». Dans les années 1990, il triomphe avec « I Can See Clearly Now », chanson de guérison qui devient un tube intergénérationnel. Au fil du temps, il expérimente, collabore, s’essaie au gospel, au dancehall, à la world music. Il chante avec les plus grands, de Joe Strummer à Annie Lennox.
Mais, derrière chaque étape, demeure un même fil rouge, celui d’une musique offerte. Offered comme un geste de partage, un acte de consolation, une manière de dire que tout homme peut être plus grand que son malheur. « La musique, c’est la liberté de l’esprit », rappelait-il. « Et tant qu’elle existe, nous ne sommes jamais totalement vaincus. »
Contrairement à l’image parfois mystifiée du chanteur de reggae, Jimmy Cliff n’était pas un prophète, ni un leader charismatique cherchant à fonder un mouvement spirituel. Il était un homme simple, discret, profond, qui croyait avant tout à la dignité ordinaire. Son engagement, souvent moins visible que celui de Marley, n’en était pas moins constant : campagnes humanitaires, concerts de soutien, prises de parole contre les violences politiques, défense des enfants des rues. À son échelle, il incarnait une forme de sagesse humble. Une façon de rappeler que la musique ne sauve pas le monde, mais qu’elle sauve des gens – un par un.
Avec la disparition de Jimmy Cliff, c’est une partie de la bande-son du monde qui se tait. Son influence a traversé les continents, nourri les diasporas, inspiré des musiciens de toutes scènes. Il laisse une discographie immense, un film mythique, des hymnes qui résonneront longtemps, partout où l’on a besoin d’espoir et d’énergie. Les Jamaïcains avaient pour habitude de dire « Cliff doesn’t sing, he lifts ». Il ne chante pas, il élève. Il élève ce qu’il touche. Il élève ce qu’il voit. Il élève ceux qui l’écoutent.