Les chats peuplent l’oeuvre de Colette, et ce livre publié aux éditions Grasset, parle d’eux. Dans ce beau « Cahier Rouge », ses compagnons préférés ont le rôle principal.
La Grande Colette, ainsi que l’appelait Cocteau, restera à jamais l’amie des chats, ces félins qui l’accompagnèrent assidûment depuis que Claudine ouvrit ses cahiers d’écriture. Aujourd’hui, Arthur Habib-Rubinstein, directeur de Page Educ’, un média éducatif des plus remarquables, s’est penché sur cet amour des bêtes et a sélectionné et présenté les pages essentielles de toute la production de Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954) ; depuis Dialogues des bêtes (1904) jusqu’à Paris de ma fenêtre (1944), en passant, inéluctablement, par La Chatte (1933), exaltant toujours la fière majesté de la race des chartreux aux yeux de couleur or et cuivre, et faisant défiler en toute circonstance et toute position Sa Majesté le Chat. Et voilà ce beau livre à feuilleter et caresser, ronronnant entre les lignes.

« Dans ma vie… il y a eu le chat », écrivait Colette, soulignant l’amour exclusif que donnent les félins et le réconfort de leur présence, le spectacle de leurs mimiques et de leur comportement, et, peut-être même, la leçon de morale et de sagesse qu’ils peuvent dispenser. Rien n’est plus zen qu’un chat, que ne l’a-t-on dit ! Celle que sa mère appelait « Minet-chéri » ne pouvait que se destiner à l’amour des bêtes, des chats pour l’essentiel, et à en nourrir les pages de ses livres. D’où cet aveu en forme de profession de foi : « À l’espèce chat, je suis redevable d’une certaine sorte, honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement. »
Ainsi pour elle le chat est une leçon de vie. Il est, comme le souligne son préfacier, « le lien entre le réel et l’imaginaire », reliant étroitement l’autobiographie et la fiction. C’est d’ailleurs pourquoi Serge Doubrovsky, qui a inventé le terme littéraire d’« autofiction », estime que Colette nous en a donné la première référence avec La Naissance du jour (1928). Mais surtout Colette est, peut-être, la première à faire du chat un authentique protagoniste, un acteur de fiction au sens plein, un « héros » romanesque. À cet égard, le récit
La Chatte, revisitant le fantasme du triolisme, nous présente un très insolite trio amoureux : l’amant, la maîtresse et la chatte. «
Saha, chatte maîtresse », tel est le titre accordé à cette chatte qui est la rivale de la maîtresse, au point que cette dernière cherche à la tuer, en la précipitant du haut du balcon, pour finir par s’en aller, éconduite, écœurée par la préférence de son ami pour sa féline, donnant lieu à la plus belle des scènes érotiques :
« Dès qu’il supprima la lumière, la chatte se mit à fouler délicatement la poitrine de son ami, perçant d’une seule griffe, à chaque foulée, la soie du pyjama et atteignant la peau juste assez pour qu’Alain endurât un plaisir anxieux… Il caressa le pelage de la chatte, chaud et frais, fleurant le buis taillé, le thuya, le gazon bien nourri. Elle ronronnait à pleine gorge, et dans l’ombre elle lui donna un baiser de chat, posant son nez humide, un instant, sous le nez d’Alain, entre les narines et la lèvre. Baiser immatériel, rapide, et qu’elle n’accordait que rarement…
– Ah ! Saha, nos nuits… »
Il est difficile et rare d’aller aussi loin dans la description d’un amour animalier, avec une telle précision de termes, et cette belle sensualité. Une sensualité qui était celle-là même qui habitait Colette qui, un temps, se produisit comme actrice et se déguisa, bien entendu, en chatte, dans cette fameuse pantomime « La Chatte amoureuse » qu’elle interpréta en 1912 au Ba-Ta-Clan, là même où se produisirent Mistinguett et Maurice Chevalier, un café-concert qui deviendrait après la guerre notre Bataclan, de triste mémoire.
On n’oubliera pas, non plus, la danseuse nue qu’elle fut un temps, après sa séparation avec Willy et dans l’obligation de gagner sa vie. Et elle apparaissait sur la scène du Moulin Rouge nue sous une peau de panthère. On ne peut que l’associer au fameux film de Jacques Tourneur, La Féline (Cat people, 1942) où l’actrice Simone Simon avait été choisie justement pour son minois de chatte, et nul doute que l’influence de Colette, de son anthropomorphisme bestial ou de sa zoophilie humaine, y est palpable, la thèse du film, baignant dans l’onirisme et le fantastique, étant que la femme rétive au plaisir sexuel et que l’homme embrasse sur la bouche se transforme en panthère, en chat géant, qui déchire de ses griffes son pauvre amant.

Colette vit-elle ce film hollywoodien, qui ne fut projeté en France que bien après la guerre ? Sans nul doute l’actrice au visage de chatte renvoie bien à la pantomime animalière de la « Grande Colette ». Il est certain, en tout cas, que Colette, dans ses récits et notamment dans la série des Claudine, « bestialise » les humains ; ne parle-t-elle pas de la professeure d’anglais qui « a des yeux de chat [qui] brillent tout or, malins, câlins » ? Ou de l’élève qui fait « une grimace de chat incommodé » ? Quand elle ne représente pas le couple qu’elle compose entre Claudine et Rézi, dans Claudine en ménage, comme « deux chattes dépaysées » ! En vérité, comme l’écrit si bien Arthur Habib-Rubinstein, « le chat est central dans le bestiaire de Colette ».
Et le signataire de ces lignes qui mène pareillement une vie amoureuse avec une chatte qui pourrait bien être « chartreux » si elle n’était si noire, venue d’Égypte peut-être ou de la lointaine Inde d’où est originaire la race Bombay, et qui puise à son contact la seule sérénité capable de lui faire supporter la tragédie aux cent actes divers qui compose désormais le spectacle quotidien du monde, puise enfin dans la lecture de ces pages, heureusement remises en circulation dans ce beau « Cahier Rouge », la jouissance littéraire que Roland Barthes qualifiait de « plaisir du texte ».

Colette, Les Chats de ma vie. Anthologie réalisée et préfacée par Arthur Habib-Rubinstein. Éditions Grasset, Les Cahiers Rouges, 134 p., 9,50 €. Parution : 19 février 2025
Lire un texte bien écrit, tel que celui-ci, ou l’une des oeuvres de Colette, avec dans les bras, une chatte, les yeux fermés sur quelque rêve, et dont le ronron ajoute au plaisir de la musique, est-il rien de plus enviable?