En adaptant un roman japonais éponyme de Sawako Ariyoshi, Cyril Bonin dessine les portraits de trois femmes de générations successives et donne à réfléchir sur le poids des traditions.
Sur la couverture, elles sont trois. Trois femmes de profil qui ont la tête baissée, les yeux fermés, comme une forme de soumission. Une absence de regard pour disparaître, ne pas entrevoir l’avenir. De haut en bas, on reconnaît Hana, la mère, Fumio la fille et Hanako, la petite fille. Trois femmes pour dire un demi-siècle, et même plus, de société japonaise. On les devine assujetties à un ordre social, à des traditions, à l’homme. La quatrième de couverture ne laisse aucun doute en précisant qu’il s’agit là d’un « tableau subtil et saisissant de la condition féminine au Japon au cours de la première moitié du XXe siècle ». Mais cette BD n’est pas que cela, car les hommes, même dominants, sont aussi victimes d’un système social régi par le paraître, la lignée, la naissance, la fortune notamment. Subtil comme l’art de préparer le thé, l’ouvrage dénonce avec justesse, le poids ancestral de traditions qui empêchent toutes, et tous, de vivre pleinement leurs vies.
Hana, va se marier, elle reçoit lors des premières pages, dominées par le rose d’arbres en fleurs, les conseils de la grand-mère qui va jusqu’à préciser qu’un mari doit se trouver en aval du fleuve puisqu’il faut suivre les forces naturelles c’est-à-dire le fil de l’eau. On retrouve dans le dessin de ces premières pages le japon ancestral, celui des temples, de la nature, des vêtements et coiffures traditionnelles qui laissent souvent une part du visage dans l’ombre. Nous pourrions nous trouver deux ou trois siècles auparavant, rien n’a changé, rien n’est encore ouvert à la modernité et les pages magnifiquement dessinées nous invitent comme par mimétisme à nous imprégner d’un temps figé, momifié, statufié. Il faudra les occupations politiques du mari d’Hana pour entrevoir l’irruption de la ville et des changements sociétaux en cours.
Hana est respectueuse des traditions et subit à son insu leur poids. Elle s’adapte et, dans le respect des règles, elle parvient néanmoins, avec subtilité, à imposer souvent sa manière de faire et de voir le monde. Elle porte un regard instruit sur la société et ses connaissances l’aident à comprendre la psychologie des hommes qui l’entourent. C’est sa fille, Fumio, qui va bouleverser les choses. Le dessin supplée alors les mots et ce sont les apparences qui traduisent les changements en cours. Les cheveux raccourcissent, les kimonos disparaissent progressivement, les yeux et les regards se lèvent. Hana est dans l’évitement, Fumio dans l’affrontement. La mère réussit à préserver au-delà des apparences de soumission une forme de liberté. La fille n’a peur de rien et veut avant tout vivre comme elle le souhaite. Entre elles deux, Hanako, qui veillera sur sa grand mère assurera le lien entre passé et modernité dans une forme de consensus apaisé.
Cyril Bonin prend son temps, ne heurte pas ses personnages pour nous laisser l’espace nécessaire à leur compréhension. Ils sont figés dans leurs expressions comme dans leurs attitudes, statufiés par les contraintes sociales et le crayonné léger agrémenté de couleurs en demi-teintes offre la légèreté nécessaire au temps qui s’écoule.
La BD se révèle fidèle au roman de Sawako Ariyoshi, que l’on qualifie souvent par facilité, de « Simone de Beauvoir japonaise », elle qui quitta en 1937 à l’âge de 6 ans le Japon pour Jakarta pour revenir à Tokyo en 1941 et repartir des années plus tard aux États-Unis comme s’il fallait pour regarder et comprendre avec justesse des traditions millénaires, s’extraire du territoire et prendre le recul de l’étranger. Un parallèle s’établit immédiatement avec la grande autrice actuelle Ali Shimazaki, dont les magnifiques pentalogies1, sont écrites de Montréal où elle vit depuis longtemps et qui décryptent aussi dans de courts romans le poids insupportable de traditions millénaires.
Avec Les Dames de Kimoto, Cyril Bonin réalise une BD certes féministe, mais non manichéenne où les faibles sont parfois plus forts que les apparences mais aussi où les forts sont parfois plus faibles qu’il n’y parait. Une belle leçon d’actualité
Les Dames de Kimoto de Cyril Bonin d’après le roman de Sawako Ariyoshi. Editions Sarbacane. 108 pages. 19,90€
Retrouvez un extrait ici
Sortie au printemps et « victime » de son succès et de la crise du papier la BD est de nouveau disponible suite à un deuxième tirage.
Le roman est disponible en Folio (7,60€)
Note de bas de page :
1 Ces romans magnifiques et éclairants sur le Japon sont tous édités chez Actes Sud et la collection Babel.