Les Tombées de la nuit, trois jours à jouer (retour sur le premier week-end)

Des Tombées à tomber. Sous un soleil ardent, Rennes et le quartier du Mail François Mitterrand se sont transformés en aire de jeu, en cours de (ré)création. Ludiques, chamarrées, dynamiques ou bouleversantes les propositions mises en places par Claude Guignard et son équipe ont fait mouches, transmutant par la danse, le théâtre, le jeu, la musique, allées, contre-allées, rues, places et boulevards en espaces émotionnels communs. 

 

les tombées de la nuit mikadoDe la première chute du Mikado géant et coloré de l’association L’Entorse jusqu’à l’allumage de la station de jeu urbaine en plein air Mega Park de la compagnie Superbe, le mail François Mitterrand et ses alentours sont devenus vibrant de créativités comme l’air chauffé à blanc. Dans la rue de la Paillette, les barrières délimitent le périmètre de la scène urbaine de Calle Obrapia #4 de la compagnie Ex Nihilo. Dans cette version courte et extérieure de la pièce Passants, trois femmes et deux hommes dansent avec l’urbain, de nombreux portés utilisent les façades des bâtiments, les corps se frôlent, s’affrontent, se heurtent, se retiennent. Entre béton et bitume une chorégraphie charnelle et rugueuse évoque le destin de les tombées de la nuit 2015l’exil, les murs qui se retrouvent partout, auxquels on se cogne, les trottoirs, autres frontières qui égratignent, réceptacles des chutes, des pauvretés, des douleurs. Et aussi pourtant, de l’espoir virevoltant qui, si souvent, nous fait nous relever.

Un peu plus loin, comme en écho, et dans un autre cadre, celui verdoyant et bucolique du parc Jean Guy, Ce qui m’est dû de La Débordante compagnie a su émouvoir le public présent en invoquant sous une forme très différente une autre destinée, un parcours personnel. Celui de la chorégraphe et danseuse Héloïse Desfarges. Sous la forme d’un duo mettant en dialogue rythmé la parole et le corps, le dit et le geste (et une bande son particulièrement réussie) Ce qui m’est dû instaure, à travers un regard particulier, une respiration singulière, un angle de vue qui, par les émotions soulignées, rassemble.

Autres couleurs, autres mouvements, autre moment chavirant l’hallucinante fanfare chaloupée que Folk’ Nola et la compagnie Engrenage ont assemblé sous le nom de Red Line Crossers. La ligne rouge a été allègrement franchi, ajoutant une fièvre groovy et colorée à la chaleur naturelle qui embrasait le Mail. La déambulation se fait librement, en syncope, on rejoint le groupe, on s’en écarte, on se joint à la danse puis on s’en éloigne pour percevoir les sonorités cuivrées ou bien plus loin où elles s’effacent pour n’entendre plus que le martèlement. Alors que sous le dôme blanc les jeux d’arcades, rigides mais si amusant dans leur désuétude, ignorent les déhanchements sensuels qui enchantent l’asphalte. Mais, pour une fois, au lieu d’isoler les jeux électroniques rassemblent, accomplissent le collectif et le partage. Ce que l’ambiance du Méga Park confirmera en soirée. «Jouons collectif !» annonçaient Les Tombées de la nuit en 2013 autour du projet des Veilleurs de Rennes… Mission accomplie, on dirait bien.

lévité les tombées de la nuitLe plus surprenant avec cette édition des Tombées de la nuit 2015, c’est la réussite du contraste qui vous fait redécouvrir la ville. Les émotions qui rassemblent, si différentes. Tout près de l’ambiance festive et très urbaine du Mail, bruyante, odorante, chahutante, rapide (à l’image de l’impressionnant et physique Around du morlaisien Olivier Germser et de la compagnie Tango Sumo) dans le cadre végétal du Parc Saint-Cyr c’est le silence qui réunit. Silence dense autour de la grâce aérienne de La Balance de Lévité, là où la chute est suspendue, là où la tension directrice du corps se fait pure légèreté. Le soleil darde une rase prairie enceinte de murs vieillis que les immeubles surplombent. Liée au sol par cet instrument de bois et de métal, cette sorte de sextant alchimique, la danseuse/dompteuse d’air, la bien nommée Marie Fonte met en branle une invisible et pourtant mécanique soufflerie qui la porte, l’emporte dans une danse inouïe qui fait l’alliage solide et imperceptible de l’air, ému en son coeur même et du corps. On oublie la machine pour s’abîmer dans la mutique poésie de l’Icare féminin dont la chute jamais consommée est une déroutante allégorie de toute vie dans l’engrenage de l’histoire. Tout près de là, au théâtre de La Paillette,  les accords entêtants du Balanescu Quartet allaient inonder la salle des harmonies d’un autre ciel…

grant lee phillipsEt quelques heures plus tard, devant une audience malheureusement clairsemée, c’est le pointilleux songwritter de génie Grant Lee Phillips qui déroulait ses mélodies et ses histoires. Chutes et élévations interprétées par un orfèvre chaleureux et touchant. Durant plus d’une heure, au coeur d’une chaleur non métaphorique, le troubadour folk américain va égrainer avec inventivité les chansons actuelles et passées, le tube Fuzzy de son défunt groupe Grant Lee Buffalo, l’incandescent Migthy Joe moon, le sensuel Mona Lisa. Le métier est là mais la fraîcheur (malgré les conditions) aussi, le sourire, les anecdotes émaillant le show entre les chansons… et la manière. Seul en scène avec sa guitare et une voix admirable Grant Lee sait à la perfection ne pas défigurer ses chansons ornées avec une esbroufe d’effets; il utilise à fort bon escient, et parcimonie, les boucles (voix et guitares), les percussions programmées, les delays, les reverbs… Un rendez-vous avec le haut du panier de la folk américaine qu’il eut été dommage de manquer…

les tombees de la nuit 2015Mais les absents ont toujours tort dit-on… Dommage aussi pour ceux qui ont manqué Erwan Keravec qui, le vendredi 3 juillet, inaugurait avec son Urban pipe les concerts programmés au Mabilay (The Whalestoe Attic et The secret Church orchestra ainsi que Laetitia Sheriff, sur la terrasse et au-delà, le samedi). Expérience unique et difficilement descriptible de ce musicien jusqu’au boutiste qui explore son instrument, la cornemuse, et exploite ses possibilités acoustiques ainsi que celles du lieu qui lui est offert. Erwan Keravec déambule lui aussi, sur la petite scène carrée tendue de noir placée au centre du puits de lumière de l’immeuble encore en travaux. La subtile puissance des harmoniques invite le public à ne pas demeurer statique, il faut se promener autour de la scène au grée de la perception. Alors ce carré inclut dans les cercles concentriques des étages libère et ne maintient pas prisonniers les sons et les possibles envolées du musicien et de son instrument…

Toutefois, on retiendra surtout que tout ceci souligne la richesse d’un festival pas comme les autres qui, par son inventivité, sait surtout réunir les contraires, c’est-à-dire contraster, proposer sans imposer… Pour preuve la belle réussite de Dominoes, ce dimanche 5 juillet qui aurait réuni, dans un projet participatif, collectif et éphémère,  jusqu’à 40 000 personnes !!

Crédit photo : Nicolas Joubard

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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