Une soirée jazz manouche au Cabaret Vauban, un ciné-discut’ aux Studios, une exposition photo à la Maison de la photographie : à Brest, le cycle Les Voyageurs du bout du monde ne se contente pas d’« animer » l’agenda culturel. Il propose une autre manière de regarder les gens du voyage, non plus comme un sujet de polémique ou de contrôle, mais comme des voisins, des artistes, des Brestois à part entière.
Pensé avec et pour les familles de voyageurs de la métropole, ce triptyque tisse des passerelles entre habitants, institutions culturelles et communautés trop souvent invisibilisées. Musique, cinéma, photographie : trois langages pour raconter des histoires, réparer des images abîmées et ouvrir un dialogue là où, trop souvent, ne subsistent que clichés et méfiance.
Une tornade de jazz manouche au Vauban
Premier rendez-vous : une soirée jazz manouche au Cabaret Vauban. Sur scène, le guitariste Julian Texier et ses complices, en lien avec des musiciens voyageurs, font vibrer le répertoire manouche dans un lieu emblématique des nuits brestoises. En première partie, des élèves du Conservatoire de musique de Brest ouvrent le bal, histoire d’ancrer la rencontre dans le présent de la ville autant que dans la mémoire musicale des voyageurs.
Ce choix n’a rien d’anodin. Le jazz manouche, né des croisements entre Django Reinhardt, les bals populaires et les routes d’Europe, est l’un des langages les plus puissants de la culture voyageuse. L’amener sur la scène du Vauban, c’est le sortir des seuls campements et festivals spécialisés pour l’inscrire dans le cœur battant de la cité. Le public mélange amateurs de jazz, habitants du centre-ville, familles de voyageurs : une manière très concrète de décloisonner les publics.
Un film pour dire l’entre-deux : Les Autres chemins
Deuxième temps fort : un ciné-discut’ au cinéma Les Studios autour du film documentaire Les Autres chemins. Réalisé par Emmanuelle Lacosse, tourné en Bretagne, le film suit le parcours de Franki Lewinski, homme issu d’une famille de voyageurs, pris entre l’héritage de la route et les injonctions à se sédentariser.
On y voit la complexité de vies souvent réduites à des étiquettes administratives. Le film montre les allers-retours entre aires d’accueil, logements plus ou moins durables, petits boulots, solidarités familiales, contrôles, et le désir, parfois, de rompre avec le mode de vie reçu en héritage sans pour autant renier ses origines. La projection est suivie d’une discussion avec la réalisatrice et le protagoniste du film : l’occasion de poser des questions concrètes, de confronter des imaginaires parfois très éloignés à l’expérience vécue.
En programmant ce documentaire aux Studios, salle indépendante au cœur de Brest, le cycle Les Voyageurs du bout du monde fait du cinéma un espace de pédagogie mutuelle. On vient d’abord « voir un film », puis l’on se retrouve à interroger ses réflexes, ses représentations, sa manière de regarder les caravanes en bord de rocade.
Des visages et des lieux : l’objectif de Daniel Molinier
Troisième volet : une exposition photo à la Maison de la photographie de Brest, signée Daniel Molinier. Loin des images sensationnalistes de campements illégaux, le photographe propose un parcours au long cours auprès des voyageurs de la métropole brestoise.
On y découvre des séries anciennes et récentes, mais aussi des clichés d’animations organisées sur les aires d’accueil et dans différents quartiers de la ville. Loin du folklore, ce sont des scènes de vie quotidienne : enfants qui jouent, cuisines improvisées, fêtes familiales, portraits posés à la lisière d’une caravane ou devant un mobil-home. Autant de fragments de vies installées, parfois depuis plusieurs générations, sur le territoire brestois.
En montrant ces visages, ces intérieurs, ces lieux de vie, l’exposition rappelle une évidence souvent oubliée : les voyageurs ne sont pas seulement « de passage ». Ils vivent, travaillent, votent, scolarisent leurs enfants ici. Brest n’est pas pour eux un point sur la carte, mais une ville à habiter, à aimer et à discuter, comme n’importe quelle autre.
La culture comme langue commune
S’il fallait un fil rouge à Les Voyageurs du bout du monde, ce serait celui-ci : utiliser la culture comme langue commune. Le jazz manouche n’a pas besoin de sous-titres, les images de Daniel Molinier parlent sans discours, et le cinéma documentaire permet aux premiers concernés de prendre la parole à la première personne.
L’initiative montre aussi l’importance des alliances locales : sans les lieux qui acceptent d’ouvrir leurs portes (Vauban, Studios, Maison de la photographie), sans les médiateurs sociaux, les associations et les familles de voyageurs elles-mêmes, ces rendez-vous n’auraient pas la même portée. On ne parle pas « sur » les gens du voyage, on parle avec eux, et surtout on les laisse se raconter eux-mêmes.
À l’heure où les débats nationaux sur les aires d’accueil, la sécurité ou la « tranquillité publique » prennent souvent le pas sur la réalité quotidienne, ce cycle brestois offre un contrechamp précieux. Il ne gomme ni les tensions ni les difficultés, mais il ouvre des espaces de rencontre où l’on peut, au moins le temps d’un concert, d’un film ou d’une visite d’exposition, se découvrir voisins plutôt que suspects.
Les Voyageurs du bout du monde rappellent ainsi une évidence : une ville se raconte aussi à travers celles et ceux qu’on n’écoute presque jamais. À Brest, ce sont aujourd’hui les gens du voyage qui, par la culture, reprennent le micro.
