Le livre numérique hier, aujourd’hui et demain ? Michel Morvan nous en présente les grandes lignes, les pages écrites et celles à venir…
Unidivers – Professeur en informatique à l’ENS Lyon, titulaire de la chaire « Systèmes Complexes » à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, puis en charge du pôle Véolia environnement avant de cofonder Cosmo Tech, rien dans cette trajectoire ne vous rapprochait de la littérature. Or vous êtes, Michel Morvan, à l’origine d’une des premières maisons d’édition de livres numériques, Chemins de tr@verse, via la boutique en ligne bouquineo.fr. Quelques mots sur son histoire et ses orientations éditoriales ?
Michel Morvan – En effet, cela peut paraître un peu surprenant ! Mais ça ne l’est finalement pas tant que cela parce que, tout au long de ma vie professionnelle, j’ai toujours évité de m’enfermer dans une trop grande spécialisation. La littérature, et le livre en général, ont toujours eu un rôle de premier plan dans ma vie et parfois j’avais l’impression de ne pas trouver les livres que j’avais envie de lire. Alors quand la possibilité de l’édition numérique s’est présentée, nous avons, avec mes co-fondateurs, sauté sur l’occasion et nous nous sommes lancés en développant cette ligne éditoriale : publier les livres que nous avions vraiment envie de lire nous-mêmes ! Nous nous définissons aujourd’hui comme un libraire-éditeur (nous utilisons même parfois le néologisme « libréditeur » pour nous décrire) puisque nous sommes éditeurs et avons une librairie en ligne, bouquineo.fr, où sont vendus tous nos livres.
Unidivers – La révolution annoncée autour du numérique en littérature a bientôt 20 ans et c’est une belle occasion de faire le point avec vous. A-t-elle trouvé véritablement sa place en termes d’auteurs et de lecteurs ? Comment réagissent les jeunes en particulier ?
Michel Morvan – Oui, je crois qu’elle a trouvé sa place, même si la situation française est un peu particulière. Les lecteurs lisent en effet de plus en plus en numérique (la proportion a notamment particulièrement augmenté pendant la crise Covid) mais encore moitié moins que sur papier. La prééminence du papier reste cependant une spécificité française qui est en partie due à la loi sur le prix unique du livre qui donne aux libraires une place très importante dans toute la chaîne du livre. Ainsi, la concurrence jouant très peu entre les librairies, il est très important pour les éditeurs papier de ne pas mécontenter les libraires dont ils ne peuvent pas se passer et entre lesquels le prix unique empêche de faire jouer la concurrence.
Et cela a pour conséquence que les éditeurs papier qui publient aussi en numérique (c’est-à-dire la quasi-totalité d’entre eux) ont choisi d’avoir une politique de prix numérique élevée. Il est ainsi rare que le livre numérique soit vendu à moins de 30 % du prix du livre papier. Cela freine évidemment considérablement le développement du livre numérique. Chez Chemins de tr@verse, comme nous sommes d’abord un éditeur numérique (même si nous faisons de l’impression à la demande et que certains de nos livres sont dans le circuit des libraires), nous avons choisi une politique inverse : la version numérique est en général plus de deux fois moins chère que la version papier.
Au-delà de cette spécificité française, il est clair que le livre numérique a trouvé une place, que ce soit auprès des lecteurs ou des auteurs, même si ces derniers sont toujours sensibles au fait que leur ouvrage soit aussi proposé en version papier. Le livre numérique séduit évidemment beaucoup plus les jeunes pour qui la question ne se pose pas le plus souvent : c’est quand il n’existe pas de version numérique qu’ils sont surpris !
Unidivers – Votre vision de ses avantages et de ses points faibles ? L’absence de stockage, les prix et les coûts de fabrication, la possibilité d’évolutions successives … ? Mais comment se gère la promotion des œuvres ?
Michel Morvan – Les avantages sont évidents : la chaîne du livre numérique est beaucoup plus légère que celle du livre papier et moins coûteuse. Elle est aussi maintenant parfaitement organisée et il est très simple pour un éditeur d’avoir ses livres numériques disponibles sur des dizaines de plateformes de vente en ligne. La possibilité de disposer immédiatement du livre dès son achat en ligne est aussi un plus, en particulier pour les jeunes qui ont souvent moins de patience que leurs aînés. Ce qui ne change pas en revanche est la question de la promotion des œuvres, qui à mon sens n’est pas différente entre les livres papier et numérique. Pour de petits éditeurs, il est extrêmement difficile d’avoir des retombées presse, par exemple. C’est aussi très difficile pour de grands éditeurs mais ceux-ci disposent de budgets de communication beaucoup plus conséquents, ce qui aide. Ce que je vais raconter ne va pas faire plaisir à tout le monde, mais un des plus grands éditeurs français auprès de qui je partageais ma difficulté d’obtenir des recensions dans la presse pour les ouvrages de Chemins de tr@verse m’avait répondu : « Mais tu sais, c’est extrêmement difficile pour nous aussi ! Le seul moyen d’avoir des recensions dans les journaux est d’acheter de la publicité. Alors, bizarrement, les journalistes se mettent à s’intéresser à nos livres et écrivent dessus. »
Unidivers – Certains parlent aussi de la rémanence plus forte de ces livres en comparaison des retours de plus en plus rapides des librairies. Le Web n’est-il pas aussi un puits sans fond ? Avec ses blogs et ses liens éphémères, avec la mise à jour constante des outils informatiques ? Peuvent-ils disparaitre, mis en quelque sorte au pilon digital ?
Michel Morvan – Je ne sais pas vraiment, c’est assez compliqué de savoir ce qui se passe vraiment. Ce qui est sûr, c’est qu’il se passe des choses dans le numérique qui ne peuvent pas se passer pour le papier. Ainsi, il nous arrive pour des livres dont nous n’avions vendu aucun exemplaire pendant plusieurs années (mais qui étaient évidemment toujours disponibles en ligne) de découvrir qu’ils recommencent tout d’un coup à être achetés. Ce ne sont pas des ventes astronomiques, mais cela prouve que la vie d’un livre numérique peut être infiniment plus longue que celle d’un livre papier qui, quand il est épuisé ou a été pilonné, est très difficile à trouver.
Unidivers – Quels sont aujourd’hui les apports du numérique entrés véritablement dans les pratiques des lecteurs ? eBook, livre audio, multimedia…
Michel Morvan – Je pense que les livres numériques simples, je veux dire sans addition par rapport aux livres papier (pas d’hyperliens ou d’enrichissements numériques) ont vraiment trouvé leur place car ils sont très simples à produire et très simples à acheter et à utiliser : tout le monde dispose d’un support pour les lire (liseuse, tablette ou simplement smartphone) et la lecture peut commencer quelques minutes après avoir trouvé le livre sur Internet. En revanche, les lecteurs de livres numériques recherchent moins les enrichissements spécifiques que ces versions peuvent apporter. J’ai l’impression que ce que beaucoup d’entre eux veulent, c’est simplement de… lire, et que le support importe peu. Le numérique est plus simple pour eux, c’est tout. Le livre audio est en revanche une expérience totalement différente me semble-t-il, mais je connais moins ce secteur, si ce n’est en tant que gros « lecteur » (si je peux m’exprimer ainsi) de livres audio moi-même.
Unidivers – Y a-t-il eu des créations et des disparitions (je pense à Walrus par exemple) de maisons d’édition numérique indépendantes ? Quels moyens cela implique-t-il pour passer dans cet univers pour un éditeur traditionnel ? Et pouvons-nous parler d’éditions uniquement numériques ou l’offre d’une version papier ne s’est-elle pas généralisée sous la forme d’une impression à la demande ?
Michel Morvan – Oui, il y en a eu beaucoup, mais comme dans tous les secteurs. Quand un nouveau marché arrive, il y a beaucoup d’entrants mais il est difficile de trouver sa place. Je suis très heureux qu’après 13 ans, Chemins de tr@verse soit toujours là. Et ce n’est que le début ! Il me semble que pour un éditeur traditionnel ce n’est pas difficile de passer au numérique puisque maintenant la distribution est bien organisée et qu’il est très simple de faire une version numérique de chaque livre papier. De même, l’impression à la demande est beaucoup plus accessible aujourd’hui qu’elle ne l’était par le passé et il me semble que beaucoup des éditeurs numériques proposent maintenant des versions papier à la demande. C’est ce que nous faisons depuis longtemps pour la plupart des ouvrages que nous publions et c’est un point important pour nos auteurs.
Unidivers – Quelles sont les règles concernant les droits d’auteur, les traductions (et les traducteurs) ? Que pensez-vous des traductions automatiques ? Une utopie pour la littérature ?
Michel Morvan – Les droits d’auteurs peuvent être plus élevés pour les livres numériques que pour les livres papier car les coûts de production ne font pas cette différence. Chez Chemins de tr@verse, cependant, cela a été notre politique depuis le début et les droits d’auteur sont près de quatre fois plus élevés pour les versions numériques. Pour tous les autres droits dérivés (traduction, etc.), les règles sont en général les mêmes que pour les livres papier.
En ce qui concerne les traductions automatiques, je crois que leur utilisation pour la littérature n’est pas pour aujourd’hui, et peut-être pas pour demain. Je considère pour ma part qu’une traduction est une œuvre à part entière, c’est-à-dire qu’elle implique la sensibilité humaine de la traductrice ou du traducteur. Les outils de traduction automatiques sont encore très loin de pouvoir mimer cela (sans même vouloir entrer dans la discussion de savoir si les machines pourront avoir un jour de la sensibilité…). Mais je peux bien entendu me tromper…
Unidivers – Comment voyez-vous les innovations majeures à venir autour du livre numérique et ceci au-delà des supports (liseuses, tablettes, …) ?
Je ne sais pas vraiment. J’imaginais au début de l’aventure Chemins de tr@verse que les lecteurs seraient friands d’enrichissements que permettrait le numérique. Je ne suis pas certain que ce soit le cas, en tout cas pas de manière très importante. J’ai vraiment l’impression, comme je le disais plus haut, que les lecteurs veulent avant tout lire. Est-ce que tout ce dont on entend parler à propos du métaverse par exemple impactera le livre, je ne sais pas. Ce qui est certain pour moi est en revanche que la structure linéaire du livre, le fait justement que l’auteur a travaillé son texte pour linéariser sa pensée ou son imagination, a fabriqué ce texte qui se lit du début à la fin (ou en tout cas a minima qui peut se lire du début à la fin), est une contrainte qui permet de produire une richesse immense pour le lecteur, une expérience unique dans laquelle le lecteur et l’auteur avancent, main dans la main. Il y a bien entendu d’autres manières de faire en utilisant ce que permet la technologie mais la narration linéaire du livre permet des expériences intellectuelles ou sensibles uniques et immensément riches, même si elles peuvent demander plus d’efforts. Je crois beaucoup à cela et c’est comme cela que je vois la mission de Chemins de tr@verse : permettre à des auteurs d’offrir cela au plus de lecteurs possible !
Unidivers – Réseaux sociaux, community managers, influenceurs, blogs, que pensez-vous de leurs rôles demain ? Est-ce la fin des livres exigeants et la venue de produits purement commerciaux ?
Michel Morvan – Il n’y a aucun doute pour moi que, comme partout, les réseaux sociaux changent le paysage et qu’ils changent la manière dont les lecteurs ont accès aux livres. Cela pour le meilleur et pour le pire. C’est probablement une bonne chose de pouvoir accès à des avis ou des recommandations sur des livres sans l’intermédiation des médias. Le revers de la médaille est que l’impact ces réseaux et des acteurs professionnels qui s’y trouvent va probablement profiter aux livres les moins exigeants et les plus commerciaux parce qu’ils toucheront facilement un public très large. Mais cela n’empêche pas que ces réseaux peuvent aussi être utilisés pour promouvoir des ouvrages exigeants ou originaux.
Unidivers – La littérature, ce n’est pas seulement romans, essais, nouvelles, etc., c’est aussi tout un monde avec les Beaux Livres, les BD, l’édition scolaire…Comment imaginez-vous à long terme ce monde mais aussi les acteurs aujourd’hui essentiels comme les librairies, les salons du livre ?
Michel Morvan – Je crois que ce monde à de beaux jours devant lui. Nous allons chez Chemins de tr@verse publier notre premier Beau Livre, c’est une expérience formidable. L’écosystème du livre que vous citez a un rôle de premier plan et chacun y a sa place. Ce que l’on a découvert pendant la pandémie, à savoir la possibilité de faire beaucoup de choses à distance, a aussi fait prendre conscience de l’importance des rencontres et des échanges réels, avec une présence physique. Je continue pour ma part à fréquenter les librairies, tout en achetant aussi beaucoup de livres sur Internet. Je crois que tout cela peut et doit coexister et, comme je suis un indécrottable optimiste, je suis certain que c’est ce qui va se passer !
Quelques liens… numériques :
Publie-net : https://www.publie.net/
Chemin vert éditions : https://www.lisez.com/chemin-vert/qui-sommes-nous/14
Les éditions du Net : https://www.leseditionsdunet.com/
Editions Numeriklivres :
Editions Chemins de traverse : https://www.bouquineo.fr/
Editions Dialogues : https://www.editions-dialogues.fr/