Martin Parr est un photographe taiseux. Wendy Jones a réussi pourtant à lever le voile sur sa vie et sa carrière en lui faisant commenter ses propres photos. Rétrospective indispensable et magnifique.
« Complètement paresseux et étourdi » : quel sous-titre étrange pour définir la vie d’un des plus grands photographes de notre temps, qui a parcouru le monde entier à de multiples reprises, prenant des millions de clichés. C’est vrai qu’il ne paie pas de mine le bonhomme qui dit lui-même préférer le confort vestimentaire au luxe. Une image de Monsieur Tout le Monde bien utile pour photographier dans la rue des inconnus, mais bien difficile pour écrire une biographie originale quand le sujet se réfugie derrière ses chaussettes et ses sandalettes. Il aura donc fallu quinze ans à Wendy Jones qui, n’arrivant pas à obtenir du photographe des renseignements suffisants, lui propose finalement de raconter sa vie en commentant ses propres photographies, et quelques autres.
Formidable idée qui donne ce livre indispensable. Les ouvrages de Martin Parr sont nombreux et thématiques. Cette biographie a l’avantage à la fois de dire l’existence de Martin Parr, pas si banale que cela, de raconter son parcours photographique, tout en publiant avec une impression de grande qualité, les tirages essentiels choisis parmi une sélection de 48 000 photos.

Comment ne pas commencer sans évoquer des photos iconiques, que l’on recherche en feuilletant une première fois le livre? Plusieurs d’entre elles sont bien là. Deux notamment.
Page 182: une femme âgée se fait bronzer allongée les bras au dessus de la tête. Ses yeux sont cachés par des coques de bronzage bleues, comme la serviette de bain sur laquelle elle repose.
Page 180: une simple tasse de thé en très gros plan ; « C’est une tasse de thé parfaite, dans une tasse et sous-tasse Wedgwood parfaites, sur une nappe vichy parfaite ».
Ce qui a fait la réputation de Marti Parr est là, sous nos yeux : photos de couleurs saturées par un flash annulaire, très gros plan avec un objectif macro. Et on pourrait y ajouter le charme du banal, ces images, ces situations, que personne ne regarde et qui portent pourtant en elle une histoire qui aura un sens, plus tard peut être, comme cette femme remplissant le réservoir de son véhicule, anodin sur le moment et si révélateur aujourd’hui.


Fasciné par le livre Les Américains de Robert Franck et passionné dès son plus jeune âge par la photographie, Martin Parr, élève médiocre, va former seul son regard au contact de la rue. Très rapidement dans les années soixante dix, il cherche à construire ses images en mettant en place dans le rectangle de son viseur des éléments visuels isolés : « Quand je prends des photos, je cherche l’espace entre les formes, la relation entre les différents éléments. Pas le sujet en tant que tel, mais comment tout est lié ». Une profession de foi que ne pourrait renier Henri Cartier-Bresson qui fut pourtant son opposant principal pour son intégration à l’agence Magnum. Si le photographe français fait, comme le photographe britannique, de la construction de l’image, sa règle d’or, ce sont les sujets qui les différencient. Cartier-Bresson photographie pour le passé. Martin Parr photographie pour le présent en s’intéressant particulièrement aux classes sociales. « J’appartiens à la classe moyenne, mais je photographie toutes les classes. La classe sociale se lit dans les images (…) ». L’art pour l’art n’est pas son credo. Il vit dans une société qui l’intéresse et qu’il veut montrer en respectant cependant les règles de composition.
Tenues vestimentaires, codes culturels, intérieur des domiciles, activités sociales, Martin Parr, à la manière du sociologue Bourdieu, photographie les mineurs gallois nus sous la douche, comme les nouvelles riches femmes noires sud africaines en 2005 ou les Francs maçons londoniens. Aucun jugement dans ces images, si ce n’est parfois de l’ironie, parfois de l’empathie, mais jamais de méchanceté. Il témoigne de la société, particulièrement de la société britannique dont il dit qu’elle est une des sociétés où les classes sociales sont les plus marquées. Il donne à voir ce que nous ne voyons pas. C’est tout. Et c’est beaucoup.


Les plages sont logiquement un « terrain de chasse » idéal pour Parr, des lieux où se mélangent les corps presque nus où la société et ses strates se dévoilent. C’est sur une plage de Liverpool, à New Brighton, qu’il débute ces travaux thématiques, qui l’occupent des semaines, voire des années entières. C’est là aussi, au début des années quatre vingt, que se fait le passage du noir et blanc à la couleur, cette couleur jusqu’alors jugée comme triviale et destinée essentiellement à la pub. Parr va lui donner ses lettres de noblesse avec l’appoint d’une lumière artificielle qui va la saturer. Sociologue de l’image, il photographie la vie d’un bourg rural, les mobiliers, les voitures et leurs chauffeurs, en y intégrant des photos de mode ou de publicité.
Mêlant toujours commandes et travaux personnels, ce sont des milliers de photos qui vont ainsi remplir une vie consacrée à ses boîtiers, une existence illustrée par de vieilles photos familiales touchantes, ou d’auto portraits. Pudique, discret, on devine l’importance de son grand -père dans sa passion, son amour pour sa femme Susie et sa fille Ellen. Aujourd’hui malade on pourrait croire en terminant ce superbe ouvrage qu’il s’agit là d’un bilan, d’une rétrospective. Il y a de cela bien entendu, mais avec son air presque volontairement caricatural de britannique du siècle d’avant, Martin Parr continue à se balader dans les rues, à photographier et à saisir ces instants anodins qui deviendront peut être iconiques dans nos mémoires collectives. Sans méchanceté, sans violence, avec juste une petite pointe d’humanité et de distance qui fait le charme de son immense travail. « Au fond, j’aime les gens », déclare t-il. Et nous, nous aimons Martin Parr.
Martin Parr, Complètement paresseux et étourdi. De Wendy Jones. Éditions Michel Lafon. 310 pages. 39,95€. Parution : 19 septembre 2025
