On l’imagine assez bien, quelque part sur une jetée anglaise, un cornet de frites à la main, en train de vérifier une dernière fois la lumière au flash sur un ciel bas. Le 6 décembre 2025, à Bristol, Martin Parr s’est éteint à 73 ans, des suites d’un myélome diagnostiqué il y a quelques années.
L’obturateur du photographe qui a appris au monde entier à regarder les plages sales, les buffets tièdes et les classes moyennes comme des sujets tragi-comiques, s’est définitivement fermé. Son œuvre, elle, continuera de nous fixer, sans sourire, dans ce face-à-face un peu gênant avec notre époque. Cet homme discret, au physique de prof de maths plus que de rock star, aura pourtant bouleversé la photographie documentaire, présidé l’agence Magnum et publié une centaine de livres où la vie moderne se décline en plastique, mayo et coups de soleil sauvages. Il meurt chez lui, à Bristol, là même où il avait installé sa fondation, comme si la ville entière était devenue sa chambre noire agrandie. Et il emporte avec lui cet autoportrait mi-rieur mi-lucide qu’il laissait entendre dans le titre de sa biographie commentée : « Complètement paresseux et étourdi », manière de se dérober derrière l’humour alors même qu’il passait sa vie à arpenter le monde, appareil en bandoulière.
Des fish and chips au flash dur : naissance d’un regard
Né en 1952 à Epsom, dans la banlieue sud de Londres, Martin Parr vient de cette Angleterre de pavillons, de centres commerciaux et de dimanches à observer les oiseaux avec ses parents. Très tôt, un grand-père photographe amateur lui met un appareil entre les mains. Il a 13, 14 ans et photographie déjà des boutiques de fish and chips, des rues promises à la démolition, des communautés méthodistes rurales. Ce n’est pas le glamour, c’est la vie telle quelle, odeur de graisse chaude comprise. Au milieu des années 1960, un livre change tout : Les Américains de Robert Frank. Parr comprend alors qu’on peut raconter un pays par ses marges, ses gestes ordinaires, ses solitudes anonymes.
Martin Parr étudie la photographie à Manchester au début des années 1970, manque de se faire virer, s’entête. Le décor est planté avec ce Nord industriel, des intérieurs modestes, une Angleterre ouvrière qui se fissure. Très rapidement, il cherche moins un « sujet » qu’une manière de structurer le chaos : « quand je prends des photos, je cherche l’espace entre les formes, la relation entre les différents éléments. Pas le sujet en tant que tel, mais comment tout est lié », résumera-t-il plus tard. Plus tard, il troquera le noir et blanc pour une couleur agressive, inspirée entre autres par Joel Meyerowitz et William Eggleston. À partir de là, la réalité ne sera plus jamais « neutre » ; elle sera saturée, frontale, quasiment fluorescente.


New Brighton, bain acide originel
Sa véritable déflagration, c’est The Last Resort, série réalisée entre 1982 et 1985 à New Brighton, station balnéaire populaire près de Liverpool. Des familles modestes mangent des glaces entourées de détritus, des poussettes stationnent sous des corbeilles débordantes, des corps pâles se brûlent sous un soleil incertain. La Grande-Bretagne de Thatcher ressemble à une fête foraine dont on a oublié d’éteindre les néons.
En 1986, quand ces images sont montrées et publiées, une partie du monde de la photo hurle à la trahison de classe. On accuse ce garçon venu du sud, de milieu petit-bourgeois, de se moquer du Nord. Lui répète qu’il montre ce qu’il voit, qu’il y a de la tendresse dans ce chaos, et que l’obscénité n’est pas dans les photos, mais dans la situation sociale qu’elles révèlent. Les années passant lui donneront raison ; The Last Resort deviendra un classique, étudié comme l’un des grands récits visuels de la fin du monde ouvrier en Europe.
C’est sur cette même jetée de New Brighton qu’on le voit, bien plus tard, dans le documentaire I Am Martin Parr, se lancer dans un ridicule « train-choo-choo » avec des vacanciers, tournant en rond comme un gamin pour les besoins du film. Le maître du kitsch british acceptait volontiers de devenir, lui aussi, un personnage de sa propre comédie humaine.

Martin Parr aimait dire que la photographie était une forme de thérapie, et que son but premier était de proposer des images « divertissantes », accessibles, presque faciles. Dans le livre que lui consacre Wendy Jones, certaines images reviennent comme des obsessions : cette femme âgée qui bronze, yeux cachés par des coques bleues assorties à la serviette ; cette tasse de thé parfaite sur nappe vichy parfaite, dont il souligne le caractère presque maniaque. Derrière le gag visuel – l’assiette saturée, le bronzage improbable, le détail vulgaire – se cache pourtant un diagnostic obstiné sur la consommation, le tourisme de masse, la solitude en public, la comédie sociale que nous jouons tous dans les aéroports, les centres commerciaux, les mariages et les plages du monde entier.
Il a pris les couleurs de la publicité, la brutalité de ses éclairages, l’appétit de ses gros plans, et les a retournés contre leur source. Dans ses photos, les logos dégoulinent, la nourriture ne fait plus envie, les corps semblent se dissoudre dans les objets qu’ils achètent. C’est brillant, drôle, parfois cruel. Mais la charge politique est là, tout du long, camouflée sous la mayonnaise.

En 1994, après des années de suspicion, il entre enfin chez Magnum, le temple du photojournalisme héroïque. Les puristes ont des boutons. Comment ? Ce Britannique qui photographie des touristes, des buffets et des supermarchés serait-il vraiment un « reporter » comme les autres ? Il faudra du temps, et quelques tempêtes internes, pour que l’agence comprenne que la guerre se joue aussi sur les plages low-cost et dans les duty free.
Le plus ironique de l’histoire, c’est que Martin Parr deviendra non seulement un pilier de Magnum, mais son président de 2013 à 2017. L’homme accusé de trahir l’idéal humaniste en montrant les classes moyennes en short fluo aura contribué à transformer le documentaire lui-même en le rapprochant de la question qui l’obsède : à quoi ressemble concrètement le monde dans lequel on vit quand on ne meurt pas sous les bombes mais devant un rayon de yaourts ? Pour y répondre, il ira partout : chez les mineurs gallois nus sous la douche, chez les nouvelles riches sud-africaines, dans les loges de francs-maçons londoniens, avec la même curiosité méthodique et le même souci de composition.
Autoportraits ringards, chiens cosmonautes et autres obsessions
On aurait tort de réduire Parr à ses seules images « sociales ». L’homme était aussi un collectionneur compulsif, un archiviste pop, un fétichiste d’objets que d’autres auraient jetés sans y penser. Sa passion la plus célèbre ? Les chiens soviétiques envoyés dans l’espace. Il possédait assiettes, horloges, cartes postales, boîtes à cigarettes et autres souvenirs ornés de Laïka, Belka, Strelka et leurs camarades canins, au point de co-signer un livre, Space Dogs, nourri de cette collection hallucinée.
Autre obsession, le livre photo. Pendant plus de vingt-cinq ans, il accumule des milliers de photobooks jusqu’à constituer une collection de quelque 12 000 volumes, finalement acquise par la Tate. Il en tire une anthologie monumentale, The Photobook: A History, qui redessine le canon de la photographie du XXe siècle. Et lorsqu’il ouvre à Bristol la Martin Parr Foundation, il y installe une bibliothèque de plusieurs milliers de titres et un festival de livres photo, BOP, où les éditeurs indépendants viennent célébrer – et boire des bières – sous son regard amusé.

Martin Parr aimait aussi se mettre lui-même en scène dans des studios plus ou moins douteux, du Mexique à la Chine, posant impassible devant des décors numériques d’un kitsch assumé avec des requins géants, gratte-ciels, fleurs synthétiques. Cette série, Autoportrait, ressemble à une blague prolongée, mais elle dit tout : nous sommes tous, plus ou moins, le touriste ridicule de quelqu’un. Pudique, discret, il se glisse dans le système qu’il dénonce, comme pour rappeler que le ridicule est notre lot commun.
Dans les entretiens, Martin Parr se décrivait volontiers comme un obsédé de l’archive visuelle, un « trainspotter » de la photographie plus qu’un poète maudit. Il aimait recenser les clichés, repérer les mêmes gestes d’un pays à l’autre, recomposer mentalement un album mondial des attitudes humaines. Les mains qui tiennent les smartphones, les corps échoués sur les transats, les files d’attente devant les monuments, les buffets de mariage, les soirées électorales, les salons de l’agroalimentaire.
À rebours de l’aura de star qui s’est peu à peu déposée sur son nom, ses proches le décrivent comme un homme étonnamment timide, presque gauche, plus préoccupé de la qualité d’impression d’un livre ou d’un horaire de train que de sa propre légende. Dans la biographie de Wendy Jones, entre deux commentaires pince-sans-rire sur ses photos, affleurent des images plus intimes : la place décisive du grand-père, l’amour pour sa femme Susie et sa fille Ellen, ces photos de famille un peu floues mais essentielles qui lestent son œuvre de quelque chose de profondément domestique.
À 72 ans, il assurait encore ne pas avoir fini de photographier, malgré la maladie. « La vie est drôle », disait-il en substance, et la photographie était pour lui une manière de ne pas se laisser engloutir par le sérieux supposé du monde. Une thérapie par la couleur, au sens le plus littéral du terme.


Bien sûr, tout n’a pas été lisse. Son goût pour la satire lui a valu des accusations récurrentes de condescendance, et il fut durement mis en cause dans une controverse autour d’un livre jugé problématique sur le plan racial au début des années 2020, au point de devoir renoncer à une fonction curatoriale le temps que la tempête passe. Le débat restera, et c’est peut-être sain ; la photographie qui gratte ne sort jamais intacte des frictions qu’elle provoque. Reste qu’au crépuscule, ceux qui l’ont fréquenté décrivent un homme plus timide que cynique, plus obsédé de travail que de scandale, un artisan méticuleux qui parlait volontiers d’horaires de trains et de qualité d’impression, comme si son véritable sujet avait toujours été l’assemblage des choses, pas son propre ego.

Un rire jaune, mais un rire quand même
Que nous laisse Martin Parr ? Des images qui ont contaminé notre rétine au point de changer notre manière de regarder le réel. Après lui, impossible de voir un buffet de petit-déjeuner d’hôtel, une plage surpeuplée ou un mémorial touristique sans entendre un léger « clic » imaginaire, comme si son appareil était encore là, pas loin, prêt à saisir le moment où la dignité vacille et où quelque chose de vrai affleure.
Il laisse aussi un système solaire entier de livres, d’expositions, de collections, de fondations, de festivals, de disciples, de critiques, de débats. Un monde saturé, à son image, où le trivial et le politique s’enlacent sans qu’on sache très bien qui tient qui. De Rennes – où l’on se souvient encore du Parrathon au Frac Bretagne – à Bristol, ses images circulent comme autant de cartes postales piégées de notre modernité.
Au fond, Parr a passé sa vie à faire de la planète un gigantesque album de famille – mais un album où personne ne pose vraiment bien, où le flash blesse les yeux, où la nappe est tachée, où le chien vole la saucisse. C’est là, précisément, que se trouvait sa tendresse, dans la conviction que nous sommes tous un peu grotesques, et que c’est peut-être notre seule chance de rester humains.
Les cartes postales, désormais, lui survivent. Elles n’auront plus tout à fait la même saveur. On y goûtera ce vinaigre discret qu’il a patiemment versé sur nos illusions, et qui nous aidera peut-être, encore longtemps, à regarder nos propres vies sans trop détourner le regard.
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