Pierre Bordage est mort le 26 décembre 2025, à l’âge de 70 ans. La nouvelle arrive comme un coup de froid dans la nuque, parce qu’elle rappelle qu’il existait, en littérature française, un homme qui savait encore ouvrir des portes vers l’immense sans humilier l’intime.
Né le 29 janvier 1955 à La Réorthe (Vendée), disparu à Angers, Bordage aura longtemps été présenté comme un pilier de la science-fiction française. Le mot est juste, mais trop statique, trop architectural, presque trop terrestre. Bordage n’a pas été un monument, il a été une traversée. Un passage de contrebande entre les étoiles et le cœur. Un conteur qui écrivait pour déplacer les personnages, bien sûr, d’un monde à l’autre, mais surtout déplacer le lecteur, l’emmener là où la politique rejoint la métaphysique, là où le destin collectif s’éclaire au plan intime, là où la spiritualité cesse d’être un décor et devient une force d’insoumission.
Il y a, au commencement, une paradoxale enfance – rurale, catholique, encadrée — et pourtant traversée d’une brèche. Pierre Bordage évoquait des expériences intérieures précoces, des « élans » et une perception « au-delà du monde ». Le vocabulaire n’est pas anodin ; chez lui, le mystère n’était pas un thème, mais une donnée. Il passera même par le petit séminaire, y gagnant la Bible, le latin, et ce sens aigu des textes fondateurs ; tout en se heurtant, très tôt, à ce qu’il percevait comme une tentative de canaliser l’incontrôlable. La religion vécue comme endoctrinement, la spiritualité comme respiration. Cette tension, il la portera ensuite dans toute son œuvre.
Pour tromper l’ennui des offices, il inventait des histoires. C’est une scène presque borgésienne, l’enfant enfermé dans le rituel fabrique, en secret, son évasion. Et c’est peut-être là que naît l’« épopée » bordagienne, comme une technique de survie. Raconter afin d’ouvrir une issue.
L’Inde, Krishnamurti, le tao : la spiritualité sans Église
Étudiant à l’université de Nantes, Pierre Bordage traverse les années où l’on cherche, où l’on quitte, où l’on revient autrement. Un séjour en Inde dans une démarche de découverte spirituelle l’a durablement marqué. Il y décrivait une spiritualité « quasi palpable » en retrouvant les élans de l’enfance sans l’appareil dogmatique qui les avait corsetés. Il lira, explorera, se déplacera au long cours avec, en arrière-fond, une conviction simple et dangereuse qui est au coeur même du regard éditorial sur le monde de notre magazine Unidivers : la quête de sens ne vaut que si elle libère.
Ses biographes et plusieurs entretiens racontent une étape révélatrice. Pierre Bordage a tenu une librairie ésotérique à Paris (rue d’Alésia) au début des années 1980. Le détail n’est pas folklorique. Il dit un rapport au monde qu’est celui du chercheur de vérité. Taoïsme, bouddhisme, soufisme, Krishnamurti – des voies, pas des drapeaux. Et une méfiance constante envers tout ce qui transforme l’intériorité en hiérarchie. Chez lui, la spiritualité n’est jamais un alibi, elle est une discipline de lucidité.
L’épopée comme hygiène
Il y a, chez Pierre Bordage, une science du souffle. Une manière de faire de l’épopée non pas un genre, mais une hygiène de l’âme. Marcher longtemps pour comprendre, courir parfois pour survivre, se perdre souvent pour mieux revenir. Dans Les Guerriers du silence (publiés à L’Atalante), le space opera prend la forme d’une parabole à haute tension qui est la lutte contre l’emprise, contre la peur administrée, contre la confiscation du vivant et, plus sourdement, contre cette tentation humaine de se livrer à ce qui simplifie. Le succès a été immédiat, rare pour un auteur francophone de l’imaginaire, et il a installé Bordage dans une place singulière à la fois populaire sans être facile, épique sans être creux.
Dans le cycle de Wang, l’anticipation devient miroir sans indulgence ; la violence sociale y apparaît comme un mécanisme, un engrenage que l’on peut nommer et donc, peut-être, désenclencher. Et lorsqu’il plonge dans l’histoire avec L’Enjomineur, c’est encore une guerre des âmes qu’il ausculte. Comment une communauté se fracture, comment les mythes nourrissent la rage, comment la fable peut, à sa manière, réapprendre la nuance. Ses romans avancent au long cours, comme si chaque chapitre devait payer un tribut au vent : continents, empires, ruines, déserts, citadelles, foules apeurées… Mais chez lui, voyager n’est jamais un simple décor panoramique, voyager, c’est muter.
Et derrière ce souffle, il y a une psychologie du travail presque ascétique. Pierre Bordage écrivait beaucoup, longtemps, avec une régularité de moine laïque. Il parlait du style comme d’une « musique intérieure » ; il relisait pour traquer les fausses notes ; il se laissait traverser par l’histoire plus qu’il ne la planifiait. Ce n’est pas une coquetterie, c’est sa métaphysique de l’écriture. L’auteur n’est pas un démiurge mais un un guetteur. Il écoute. Et il tient la phrase comme on tient un fil au-dessus du vide.
La politique au plan intérieur
On dit souvent que Pierre Bordage « fait de la SF humaniste ». La formule est vraie, mais elle peut masquer l’essentiel. Chez lui, l’humanisme n’est pas un décor moral, c’est une lutte. Qu’est-ce qu’une société fait aux corps ? Qu’est-ce qu’un système fait aux consciences ? Comment une civilisation se raconte pour justifier ses violences ? Et, à l’inverse, comment un individu préserve en lui une braise qui refuse d’être gérée, cataloguée, éteinte ? Bordage n’écrivait pas des futurs pour les vitrifier, il les écrivait pour les fissurer.
C’est là que son œuvre touche à ces transformations pyshco-politico-spirituelles qui lui appartiennent en propre. Il ne séparait pas les trois versants. Il savait que les tyrannies prospèrent quand l’intérieur est déserté. Il savait aussi que la quête de sens, dès qu’elle se durcit en dogme ou se change en dispositif de pouvoir, peut devenir une machine à soumettre. Sa trilogie des Prophéties (ouverte par L’Évangile du serpent) creuse précisément cette inquiétude. Que devient le désir de lumière quand il est capturé par des autorités, des idéologies, des appareils religieux, des industries de la peur ? Que devient l’être humain quand il confond la foi avec l’obéissance, et la consolation avec le consentement ?
Il y a, dans cette écriture, un refus obstiné des simplifications et une compassion sans sucre ajouté. Pierre Bordage aimait les êtres cabossés, les héros malgré eux, les consciences ordinaires happées par des tourbillons historiques. Il leur offrait des choix, donc une dignité. Même quand tout semble écrit, il reste une brèche, un endroit minuscule où la responsabilité peut encore respirer. Chez lui, la liberté n’est pas un slogan mais une ascèse.
Bordage n’a pas seulement construit des mondes, il a aussi servi de passeur, au sens le plus concret. Il a présidé pendant plus d’une décennie l’association des Utopiales à Nantes, contribuant à ancrer ce rendez-vous comme l’un des grands carrefours de l’imaginaire en France. Il a dialogué avec d’autres arts, du scénario au théâtre, et il a supervisé des adaptations, notamment en bande dessinée. Là encore, le geste est cohérent, faire circuler. Transmettre. Maintenir l’imaginaire comme une place publique, pas comme une chapelle.
Jusqu’au bout, tenir la lumière
Ces dernières années, la maladie avait resserré l’horizon, Pierre Bordage souffrait de Parkinson. Il avait aussi traversé le deuil — celui de son épouse, Hamama, morte en 2009 dans un accident en Inde. Deux expériences qui, chez d’autres, auraient pu refermer le monde. Chez lui, elles ont plutôt densifié la question centrale : comment rester humain quand l’existence taille dans le vif ? Comment ne pas transformer la douleur en doctrine ?
Il continuait pourtant d’écrire, de porter des projets, de tenir la phrase comme on tient un fil au-dessus du vide. Et voici qu’un nom nous reste dans la gorge comme une énigme douce. Un roman à venir avait déjà un héros baptisé Millevies. Promesse bouleversante, presque une signature au moment de disparaître. Rappeler que nous sommes plus vastes que notre biographie, plus nombreux que notre solitude, et qu’une vie — si on la traverse vraiment — en contient d’autres.
La disparition de Pierre Bordage ne referme pas une œuvre, elle la rend plus urgente. Parce qu’elle parle d’aujourd’hui avec les armes du détour. Parce qu’elle rappelle, sans sermon, que l’avenir est un champ de bataille moral. Parce qu’elle affirme qu’on ne sauve pas le monde sans se sauver un peu soi-même ; et qu’on ne se sauve pas soi-même sans s’ouvrir, au plan collectif, à une fraternité spirituelle et politique exigeante.
Pierre Bordage fabriquait des mondes pour nous réapprendre à y respirer, en ressortir plus vivant, un peu plus lucide, un peu plus vaste, parfois un peu plus inquiet, donc un peu plus humain. À présent, il nous revient de prolonger ce souffle en offrir ses livres non comme des reliques, mais comme des outils. Des viatiques, peut-être.
Pour entrer (ou revenir) dans l’œuvre
- Les Guerriers du silence : l’épopée fondatrice, la fraternité face aux puissances d’emprise.
- Wang : une dystopie sociale qui regarde la violence du monde sans baisser les yeux.
- L’Enjomineur : le roman historique traversé par le fantastique, au plan humain et mémoriel.
- L’Évangile du serpent : la spiritualité contre ses caricatures, et le pouvoir mis à nu.
EIslam, « ousamas » et guerre sainte : le piège (et la cible) de L’Ange de l’abîme
Un procès d’intention a parfois visé Pierre Bordage : celui d’avoir écrit une œuvre qui « dénoncerait l’islam » comme menace pour l’Occident, notamment à propos de L’Ange de l’abîme (2004). Le roman, pourtant, fonctionne moins comme un manifeste que comme un miroir noir. Il met en scène une Europe ravagée par une guerre sainte où deux blocs se répondent et s’empoisonnent, jusqu’à faire de la foi une administration de la violence. Bordage y imagine, au cœur de l’Occident, des phalanges chrétiennes extrémistes menées par un Archange Michel ; en face, des musulmans réduits à un surnom glaçant — les « ousamas » — comme si le langage lui-même avait déjà commencé à tuer.
Ce détail est décisif : l’islam n’est pas ici un « ennemi théologique », mais un révélateur — le révélateur de ce que devient une société quand elle fabrique une catégorie d’êtres humains destinée à l’enclos, au camp, à l’éradication. Le livre est traversé par le motif de la déshumanisation (le mot qui remplace le visage), et par l’idée que le fanatisme est un virus sans religion propre : il colonise n’importe quel symbole dès qu’il obtient le droit de gouverner.
La mécanique bordagienne est plus métaphysique que polémique : il ne s’agit pas de « désigner » une religion, mais de montrer comment l’Occident, sous stress, peut basculer dans une christianisation fascisée et une chasse intérieure — et comment la guerre extérieure sert d’alibi aux purges intimes. La trilogie des Prophéties, dans son ensemble, martèle la même inquiétude : dès qu’une religion prétend gérer la cité, elle s’expose à devenir une technique de domination. Bordage le formulait de manière abrupte, presque clinique : Dès que la religion fourre son nez dans les affaires humaines, on peut craindre le pire.
Reste que l’objet est dangereux, comme tout miroir : certains lecteurs peuvent le prendre à contresens, confondre la représentation de l’horreur et son approbation. C’est aussi ce qui fait la force étrange du roman : il oblige à se demander non pas « qui a raison », mais ce qui, en nous, aime trop la certitude — et comment cette certitude, un jour, se met à prier en uniforme.
