Deux musiciens iconoclastes, le Français Pierre Bastien et le Britannique Fred Frith se sont donné rendez-vous à Rennes, le jeudi 14 février 2013 au soir, pour un concert mémorable. Il s’est déroulé devant un large public, aux profils très divers, sagement assis sur la moquette de la chapelle de l’auditorium du conservatoire de Rennes, 26 rue Hoche, dans le cadre du festival La route du rock, collection hiver n°8.
Pierre Bastien – Machinations (Rephelx)
Le musicien avait apporté sa machine à musique (le programme du festival préfère l’appellation « orchestre mécanique »), un ensemble de petits appareils à rotors, engrenages et courroies, animés de moteurs électriques, évoquant un grand jeu de Meccano, un cirque de Calder ou une sculpture cinétique de Jean Tinguely. Avant même le début du concert, ce dispositif, disposé sur une table au bord de la scène, captivait l’auditoire. Il ne fallut que quelques fractions de seconde au musicien pour mettre en branle sa petite, mais puissante machine infernale. Comme un chef de gare s’amusant avec un chemin de fer miniature, Pierre Bastien variait la vitesse de ses instruments, avec une science du rythme qui est, à n’en pas douter, le fruit de longues et passionnantes expérimentations. Il modifiait les réglages, changeait les accessoires, s’autorisait toutes sortes de déviations et accidents pour un voyage plein de détours incongrus… qui nous emmena dans un monde musical à la fois ultra-technologique et traditionnel. En effet, le musicien avait plaisir à faire sortir de ses curieux artefacts-sons des mélodies aux accents bruts qui évoquaient une musique syncopée et rituelle venant du fond des âges. Parfois, pour accompagner sa machine, bien huilée, qui semblait s’affranchir de son conducteur, Pierre Bastien se munissait d’instruments indépendants, instruments à cordes, à vent, même à eau, dont nous ne saurions donner le nom, pour produire des solos exotico-mélancoliques. La performance était accompagnée d’une projection. Des extraits floutés de films anciens en noir et blanc : joueurs de musique africaine, joueurs de blues, de jazz, chanteurs de gospel, chœurs d’Europe de l’Est sur lesquels venaient se superposer des agrandissements, parfois filmés en direct, de détails de l’appareillage musical en mouvement. Cet habillage scénographique suscitait d’étranges correspondances audiovisuelles, comme dans l’accompagnement musical d’un film qui serait tour à tour muet et sonore (on croyait entendre la musique jouée par les musiciens figurés sur l’écran) ; il était parfois difficile de savoir quelle part de la musique était créée en direct et qu’elle part provenait d’un enregistrement audiovisuel. Néanmoins, cet habillage était visuellement assez pauvre, de l’art vidéo, plutôt conventionnel, avec comme il se doit boucles, fondus et flous artistiques. Il paraissait finalement assez anecdotique eu égard à l’expérience sonore et musicale particulièrement originale. Pierre Bastien ressentait peut-être la nécessité d’un tel accompagnement vidéo pour insuffler une ambiance dans la salle, créer une sorte de continuité narrative et ne pas demeurer nécessairement seul exposé à l’attention visuelle du public. Certains spectateurs auraient aussi bien pu apprécier la richesse de sa musique avec une mise en scène plus sobre.
Fred Frith – Clearing Customs (Intack Records)
Fred Frith instaura un rapport différent au public. Plutôt que de créer une ambiance sombre et cotonneuse comme son prédécesseur sur scène, il s’est assis face au public, sous de vifs projecteurs, sa guitare électro-accoustique « arrangée » sur les genoux. Fred Frith, en bon pédagogue (la veille il donnait une masterclass au conservatoire) fit découvrir au public la variété des techniques musicales insolites qu’il a mises au point depuis des décennies, en artisan farfelu, pour créer des sons et mélodies, vibrations magiques pourtant fondées sur une utilisation très concrète de matériaux très divers. La guitare est pour Fred Frith, un établi de travail, une chambre d’écho sur laquelle il dispose pinceaux, brosses, boites de fer (avec ou sans grains de riz), chaines, archers, bâtons de bois, rubans de tissu, bandes de caoutchouc, aimants, chiffons, etc. En dernier recours, pour parfaire le son, la salive s’avère d’un usage précieux ! Il parvint à tirer de ses matériaux hétéroclites des sons très harmonieux. Mais l’artiste ne se contenta pas de proposer à l’audience un riche catalogue de bruits agréables à l’oreille. Il manipula de son pied nu diverses pédales, lesquelles enregistraient des fragments sonores avant de les restituer en boucles avec divers effets (que le lecteur ne nous fasse pas confiance quant à la description technique de la chose…). Frith rejoua par dessus cette nappe de fond, et en homme-orchestre, il développa d’étranges mélodies. Cette inventivité et cette liberté dans la création suscitaient l’admiration (et certainement l’émulation du public constitué pour partie de musiciens en herbe ou accomplis). Le chroniqueur plus habitué à écrire sur la bande dessinée que sur la musique se souvient d’une interview d’Alberto Breccia, le maître de la BD d’Argentine qui utilisait lui aussi les matériaux les plus divers pour créer ses œuvres. Il dessinait même certaines bandes dessinées avec une lame de rasoir trempée dans l’encre et affirmait : « l’important, c’est de s’exprimer, avec un marteau s’il le faut ! » Et Fred Frith nous en a fait la preuve hier soir (en l’occurrence Frith ne fit pas usage de marteau hier soir, mais gageons qu’il lui est déjà arrivé de se servir de cet outil) ! Ces improvisations cousaient, décousaient, recousaient une maille narrative fragile et intime (parfois Fred Frith susurrait dans un micro des paroles inintelligibles). L’artiste capable de produire des compositions très agressives préférait hier soir la douceur. Il nous plongea même pendant quelques minutes dans une rêverie japonisante éthérée. Les amateurs éclairés de l’œuvre musicale de Frith – riche de ses très nombreux projets solos et collectifs avec les fameux Henry Cow, Art Bears, Naked City, Massacre et autres Painkiller – ont parfois reconnu comme des bribes familières qui les renvoyaient à leurs albums fétiches (oui, pas de doute possible, le vrai Fred Frith était bien devant nous en chair et en os !) – ce qui contribua à renforcer leur émotion.
Ainsi, c’est un public ému que l’on retrouva au sortir de la salle, rue Hoche. Il mit quelque temps à se disperser. Certains n’avaient de louanges que pour Fred Frith, d’autres avaient préféré la performance de Pierre Bastien, tous paraissaient satisfaits !
Il ne reste qu’à espérer qu’une telle initiative du conservatoire et de La route du rock suscitera des suites. Peut-être qu’une prochaine fois aurons-nous la chance d’écouter Pierre Bastien et Fred Frith jouer ensemble…