La nuit au cœur, Nathacha Appanah compose la partition d’un cri silencieux

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Une pièce presque vide, une table, trois tasses, trois femmes qui parlent encore. Chahinez, Emma, la narratrice qui dit qu’elle a survécu. Le livre avance sans fracas, il laisse remonter la nuit, il la dose, il la décrit par capillarité. On lit et l’on écoute. On écoute et l’on voit. Le Femina 2025 consacre un roman qui ne cherche pas l’effet, qui tient la note juste. Le jury récompense un texte qui se construit comme une enquête intime, qui n’abandonne ni la précision ni la pudeur. Le sujet est brûlant, la langue reste froide, nette, tenue. Prix Femina 2025.

« De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces cœurs qui luttent […] il a fallu faire quelque chose. »

Cette ouverture donne le ton. Il y a une urgence qui ne bascule pas dans la posture, il y a une adresse qui n’écrase personne. On comprend que la littérature de Nathacha Appanah ne vient pas consoler, elle vient nommer, elle vient cadrer, elle vient empêcher l’oubli. « De ces trois femmes, il a fallu commencer par la première […] Cette femme, c’est moi. »

« Il finit par l’attraper, lui qui est beaucoup plus grand et plus fort qu’elle. »

La force du livre tient à ce « je » qui n’éteint pas les autres voix. Le récit ne s’annexe pas les disparues, il les fait exister, il les replace dans une trame qui pense l’emprise, qui pense la répétition, qui pense l’aveuglement social. La structure est simple, la pression monte, la nuit se précise.

« Ce qui compte, c’est son cœur qui est sur le point d’exploser, une grenade. »

Le geste est littéraire, il demeure politique. On traverse des lieux qui se répondent, Maurice et la France, des intérieurs qui se ferment, des communautés qui se taisent. L’emprise ne relève pas d’un accident isolé, elle se nourrit d’habitudes, de non-dits, de traditions qui se perpétuent, que l’on préfère ignorer. Le texte défait ces coutures, point après point.

« Il est né en Algérie, près d’un petit port où les barques déchargent des sardines par palanquées. »

Le style avance à pas mesurés. Peu de métaphores trop voyantes, des images exactes, un phrasé qui laisse une marge d’air. On lit des pages qui respirent; on y sent une patience qui refuse la grandiloquence, on y entend une colère tenue, qui ne s’éparpille pas.

« Au soleil, dans leur filet, les poissons brillent et bougent tel un seul morceau de métal en fusion. »

Le livre de Nathacha Appanah répare sans promettre la guérison. Il donne un cadre pour penser, il donne des prises, il tient la main puis la relâche. La littérature, ici, fait ce qu’elle peut; ce qu’elle doit.

Trois remarques de lecture

  1. Le choix du « je » qui n’occupe pas tout
    La première personne ne colonise pas la scène, elle ouvre la porte aux autres récits, elle évite l’appropriation. Le montage respecte la pluralité, qui est le seul moyen d’échapper au spectaculaire.
  2. L’économie des effets
    Des phrases qui respirent, des images sobres, une colère qui affleure. Cette économie crée la densité. On tourne les pages parce que le texte tient, non parce qu’il crie.
  3. La nuit comme concept opératoire
    La nuit n’est pas seulement une métaphore, elle devient une méthode de lecture du réel, ce qui reste opaque, ce qui s’épaissit, ce qui empêche de nommer. Le livre travaille cette opacité; il l’éclaircit sans l’annuler.

« En décembre 2000, une femme de trente ou trente-deux ans court pour échapper à son mari. »

Ce Femina compte parce qu’il distingue une œuvre qui refuse la confusion entre pathos et vérité. Parce qu’il rappelle qu’un roman peut articuler justice et justesse. Parce qu’il ajoute à la bibliothèque d’Appanah — des origines aux enfermements, des îles aux chambres closes — un livre qui s’adosse au réel et qui n’en fait pas une scène. Le reste est affaire de lecteur. On n’entre pas ici pour se distraire, on entre pour affronter, pour tenir, pour entendre. On en sort accompagné.

  • Titre : La nuit au cœur
  • Auteure : Nathacha Appanah
  • Éditeur : Gallimard
  • Parution : 2025
  • Pagination : 288 pages
  • Prix indicatif : 21 €
  • Distinction : Prix Femina 2025 (roman)

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