Une petite fille a perdu son frère. Sa vision du monde va être bouleversée. La nôtre aussi par la grâce d’une écriture âpre, rude, implacable. Exceptionnelle.
Voilà un livre qui vous met en situation d’apnée, la tête sous l’eau, sous la glace, rigidifiant votre corps jusqu’à la dernière ligne de la dernière page. Cette asphyxie c’est aussi et d’abord celle de Matthies, jeune adolescent dans une famille protestante des Pays-Bas, au coeur de ce pays plat de polders où circulent sous un ciel de suie les silhouettes noires des vaches, des corbeaux et des prédicateurs, conseillers presbytéraux.
L’horizon est limité dans cette famille d’agriculteurs où vivent, survivent au côté des parents, Obbe le grand frère, Hanna la soeur et la narratrice de 10 ans. Un jour de décembre Matthies meurt. Et la famille s’en trouve fracassée. Turtle de My Absolute Darling est une enfant qui raconte l’inceste. L’auteur Gabriel Tallent a moins de 30 ans quand il écrit ce chef-d’oeuvre. Betty est une adolescente qui raconte la violence de ses ascendants dans le sublime Betty. L’autrice Tiffany McDaniel a écrit ce livre, publié quinze ans plus tard, à l’âge de 18 ans. Étrange parallèle avec ce roman de Marieke Lucas Rijneveld, âgé de 29 ans. Trois enfants, trois filles pour trois romans inoubliables narrés là encore par trois adolescentes, comme si les mots des adultes étaient vrillés, faussés, mensongers pour raconter les souffrances d’un enfant qui découvre le monde des adultes, de la sexualité, des violences.
Comme s’il y avait urgence à écrire, proche des années de l’enfance, pour éviter l’oubli. Ici, les armes du père de Turtle sont remplacées par la religion qui ajoute sa lourdeur, sa pesanteur, son omniprésence. Les psaumes rythment les chapitres comme autant d’injonctions incomprises ou ambiguës, troublant encore plus la perception du monde d’une petite fille. Elle est une parka, une parka rouge, du même rouge que le porte-manteau vide de l’entrée de la femme où pendait le manteau de Matthies. Récit de l’absence d’un frère, les incompréhensions du monde, à l’âge où la toise matérialise le passage vers le monde des adultes, prennent un sens poétique, dramatique, mortifère. Cette parka renferme un corps en fusion, qui attrape tout des souffrances humaines, les enfouit dans sa « boîte à caca ». Coffret à mystères, ces bras, ces jambes, ces fesses, sont le seul lien d’avec les autres. Ce corps, ce coeur, est celui qui prend prétexte d’un brossage de cheveux pour attendre de la mère une caresse. Il est celui encore que l’on offre aux doigts du père, pour enfouir le savon vert, nécessaire pour expulser l’angoisse de la vie. Il est celui qui se frotte le soir venu contre la douceur d’un ours en peluche.
C’est un livre de souffrances qui raconte aussi un milieu où la joie de vivre, la spontanéité, l’amour non codifié par une Epître aux Corinthiens, n’ont pas leur place. « – Fais semblant d’être gaie, Hanna je murmure. – Je ne sais plus comment il faut faire. Comme quand tu dois poser pour la photo de l’école. Ah d’accord. »
Un jour la fièvre aphteuse atteint le troupeau. Cette souffrance économique permet enfin aux parents de mettre des mots sur leur malheur, de penser à ces cordes qui pendent à l’étable, au grenier, de pouvoir y penser comme à une souffrance moindre que celle de perdre un enfant. L’occasion de demander à sa petite fille de quitter sa parka rouge, celle où se cachent des crapauds, enjoints de se reproduire, pour permettre aux parents de toucher à nouveau leur peau. Comme une caresse qui ne vient jamais. Le style de Marieke Lucas Rijneveld est vertigineux. Utilisant les sentiments de l’enfance, les interrogations d’un corps qui se tend vers les premiers plaisirs, les mystères d’une religion opaque et oppressante, elle nous offre les mots de la poésie, d’une poésie des plus sombres certes, mais porteuse d’images, de sensations. Dire l’indicible est le tour de force réussi de ce roman magistral.
Qui sème le vent de Marieke Lucas Rijneveld, éditions Buchet Chastel, 287 pages, 23€, traduit par Daniel Cunin, langue d’origine : néerlandais, parution 20 août 2020.
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