Depuis plus de quarante ans, les Tombées de la Nuit développent une relation singulière à la ville. Ce lien intime, expérimental, joue sur les rythmes, les flux, les rencontres, les distances – les mobilités.
Ce lien fait de Rennes et de sa métropole non pas un simple décor mais une matière vivante, un organisme sensible et relationnel où l’art agit comme une énergie lente et transformatrice. Voilà pourquoi la synergie entre les Tombées de la Nuit, leur conception de l’art et de l’espace, un engagement écoresponsable et les mobilités douces reconduit l’expérimentation de la ville à travers… le pas du montagnard.
« Il faut substituer au voyage et au loisir passifs
des créations permanentes de situations. »
(Guy Debord, Rapport sur la construction des situations, 1957)

Chaque été, mais aussi à travers nombre de propositions dominicales toute l’année, les Tombées de la Nuit invitent le public à se déplacer, à marcher, pédaler, errer, dévier, être transporté. Les lieux choisis, souvent hors des circuits habituels, obligent à une redécouverte du territoire à travers des lieux et passages connus et empruntés puis des chemins de halage et de traverse, friches, places secondaires, cours intérieures, parcs en marge, bretelles de quartiers.
La mobilité douce devient alors une méthode d’arpentage. Les participants aux rendez-vous des Tombées de la Nuit traversent ainsi la ville au rythme de leur propre corps. Le paysage se recompose dans l’effort, le souffle, la chaleur, la pente. Chaque spectacle exige un déplacement, parfois minime mais signifiant ; un détour qui réveille les sens, défroisse les automatismes. Marcher jusqu’à un spectacle transforme déjà le rapport au spectacle lui-même et notre disponibilité à l’éprouver, voire à y participer plus intimement. C’est précisément ce que le festival expérimente : composer des ambiances, des situations, des cheminements où la ville devient un terrain de jeu sensible plutôt qu’un simple réseau de trajets utilitaires.

Temps, espace et variations du regard
La marche comme le vélo introduisent une dialectique subtile entre vitesse et lenteur, concentration et dispersion, observation et glissement. La mobilité douce crée ce que le festival cherche à produire chaque année : un regard décalé sur l’ordinaire.
En modifiant la vitesse, le champ perceptif s’agrandit. En changeant le rythme, le regard change. En modifiant le rapport au temps, arpenter réinterroge l’espace. Le spectateur rennais ne se contente pas d’aller à un spectacle ; il se met en mouvement avec. La ville n’est plus un trajet, elle devient un dé-roulé narratif. Une chorégraphie de chorégraphies individuelles et collectives.
C’est là qu’apparaît une autre « retombée de la nuit » : les mobilités repensées sont au service de la création de communautés d’expérimentation douce de la ville où l’expérience artistique intensifie, diversifie et varie la perception du territoire. Un groupe de spectateurs qui pédalent ensemble, un public qui traverse le même quartier à la même heure, des inconnus qui marchent côte à côte, ce sont autant de micro-communautés passagères qui reconfigurent socialement et symboliquement la ville en éphémères mais intenses expériences territoriales.

Festina lente…
Derrière cette vision, il existe une philosophie vieille comme Auguste : Festina lente, Hâte-toi lentement. Une oxymore devenue devise. La Fontaine en donne une version familière dans Le Lièvre et la Tortue, fable qui pourrait servir de petit manifeste aux mobilités douces…
Tout est posé d’entrée de jeu : « Rien ne sert de courir ; il faut partir à point. » Le lièvre méprise cette lenteur, il tarde, il traîne, il se disperse, tandis que la tortue suit son chemin, obstinée, régulière : « Elle part, elle s’évertue ; Elle se hâte avec lenteur. » La morale tombe à la fin, coupante, ironique, contemporaine dans ce qu’elle dit de nos rythmes urbains : « Eh bien ! lui cria-t-elle, n’avais-je pas raison ? De quoi vous sert votre vitesse ? Moi, l’emporter ! et que serait-ce si vous portiez une maison ? »
Tout y est. Le faux prestige aveuglant de la vitesse, la force discrète de la régularité, la victoire de celle qui assume sa lenteur active plutôt que de courir partout en croyant gagner du temps. C’est exactement ce que les Tombées de la Nuit travaillent dans la ville ; non pas l’immobilité, mais un mouvement qui refuse de se confondre avec la précipitation, qui épouse les rythmes de la ville mais toujours avec un pas de côté qui les domestique collectivement. C’est ainsi que les Tombées nous proposent de porter notre maison commune.

…et pas du montagnard
L’adage Festina lente correspond à la manière dont le festival orchestre la ville avec des pics d’intensité suivis de moments de suspension, des plongées sensibles succédant à des respirations calmes. Vitesse et lenteur ne s’opposent plus. Elles composent ensemble un paysage d’émotions et d’attention. Le spectateur avance pour ralentir ; il se dépêche pour mieux contempler ; il explore pour mieux habiter.
C’est ici que trouve place une autre image, complémentaire sans redondance, qui est celle du « pas du montagnard ». Une manière durable et lucide d’avancer qui déroule un pas après l’autre, régulier, solide, ajusté à son énergie, capable d’aller loin sans s’épuiser. Ce pas montagnard, lent mais ferme, permet autant la distance que la contemplation. Là où la ville contemporaine impose le sprint – précipitation, zapping, circulation tendue –, le festival propose ce pas dans la durée. Un art d’habiter le mouvement, de traverser Rennes à un rythme soutenable qui laisse place au regard, à la disponibilité, à la surprise, parfois à l’émerveillement.
En fait, le pas qui varie modifie la vitesse de la marche ou du pédalage, ce qui, ce faisant, modifie la chaleur intérieure du corps, le rythme du souffle, la manière dont on se sent « habiter » son propre corps. Quand le pas ralentit ou s’accélère, la température monte, le cœur se règle autrement, la perception de soi se déplace. Cet ajustement physiologique transforme l’économie de l’attention : présence plus aiguë à ses appuis, à la texture du sol, aux bruits, aux lumières, aux autres. En jouant ainsi sur les rythmes, Les Tombées de la Nuit travaillent quelque chose de très intime : notre sentiment de nous-mêmes en mouvement, et, à travers lui, notre conscience située dans l’espace urbain, notre manière d’entrer en relation avec les choses, les lieux et… les personnes.
La logistique cyclable
Cette vision ne serait qu’un discours si elle ne s’incarnait pas dans des pratiques. Or l’équipe du festival a fait des mobilités douces non seulement un outil pour le public, mais un pilier opérationnel. Produire un festival autrement, c’est aussi mobiliser la ville autrement.
Les Tombées de la Nuit privilégient et encouragent le recours aux mobilités douces pendant le festival comme au fil des spectacles organisés toute l’année. En partenariat avec le STAR, l’association s’attache à informer le public quant aux possibilités d’accès aux lieux, qu’il s’agisse des arrêts de bus, des stations de métro ou des bornes Vélostar. Et, depuis cinq ans déjà, le deux-roues a été intégré aux moyens de transport logistiques des Tombées ; aujourd’hui, environ 80 % de leurs besoins logistiques sont couverts par ce mode de déplacement.

Galapiat Cirque, tournée en roue libre
Avec Les Maîtres du désordre, présenté le 6 juillet 2025 place des Lices, Sébastien Wodjan pousse encore plus loin sa relation à la mobilité. Son projet rennais incorpore un déplacement lent : cinq étapes cyclables, de Pacé à Laillé, en passant par Le Rheu et Chartres-de-Bretagne. La lenteur du déplacement contraste avec l’intensité du spectacle. Cette tension – respiration avant la déflagration – donne toute sa profondeur au geste : la performance vient de loin, du trajet, du paysage, des efforts accumulés.

La Diagonale de JOUBe, voyage cyclo-électronique
Avec La Diagonale de JOUBe, les Tombées de la Nuit ont accueilli début juillet une autre forme de mobilité douce radicale : celle d’un musicien qui fait de son vélo à la fois son moyen de transport, son studio et son instrument. Parti des Nuits de Fourvière à Lyon, Romain Joubert parcourt 800 kilomètres à vélo pour rejoindre Rennes, jalonnant son trajet de concerts, de rencontres et de collectages sonores. À chaque étape, il glane des voix, des bruits, des ambiances, des paysages acoustiques qui viendront nourrir son set.
L’« enseignement » de ce projet est double. D’un côté, il propose une autre idée de la tournée : lente, sobre, traversant réellement les territoires plutôt que de les survoler en camion ou en avion. De l’autre, il montre que la mobilité douce peut devenir un moteur de création : le temps du trajet n’est plus une parenthèse logistique, mais un temps fertile d’écoute, de rencontres et de mise en récit. La Diagonale de JOUBe rappelle qu’on peut faire de la fête et du son en engageant moins de carbone et plus d’attention, en remplaçant la vitesse par l’épaisseur des expériences traversées.

Vers une ville plus douce, sensible, relationnelle, consciente
Les Tombées de la Nuit et les mobilités douces ne forment pas seulement un tandem pratique ou écologique. C’est un projet de transformation du regard. Une manière de réaccorder la ville avec ceux qui la vivent. Une esthétique de la disponibilité, de l’attention, de la conversation. Une politique de la lenteur fertile.
Cette dynamique passe par une prise en main de ses déplacements qui sous-entend l’acceptation de se laisser affecter par les lieux et les atmosphères afin de faire de la marche et du pédalage des gestes à la fois ludiques, critiques et profondément sensibles.
De fait, marcher ou pédaler vers un spectacle, c’est déjà commencer à en faire partie. C’est accepter d’entrer dans une dramaturgie collective où chaque déplacement est une expérience. C’est vivre pleinement l’adage Festina lente nourri du pas du montagnard : aller loin en avançant lentement, le corps, l’esprit et le cœur intelligemment échauffés. Rennes devient alors une scène ouverte où tout un chacun se découvre arpenteur et chaque spectacle, une manière d’habiter soi-même, notre ville et le monde autrement.

