Fables de La Fontaine de Sébastien Lumineau paraissait le 27 janvier 2022 aux éditions Cornélius. Dans un anachronisme judicieux entre texte et image, et un travail en noir et blanc tranchant, l’auteur-dessinateur se penche sur un monument de la littérature française et restaure sa portée politique en transposant les vers dans un contexte contemporain. Il interroge ainsi le lecteur, le sollicite, sur les problématiques sociétales actuelles.
Chaque génération d’auteurs et d’autrices de bandes dessinées apporte son lot de nouveautés. Âgé de 46 ans, Sébastien Lumineau est de ceux qui aime surprendre, étonner son lectorat. Après la réédition de Le Chien de la voisine et Le Retour du chien de la voisine en 2019 par la maison d’édition L’Association, l’illustrateur anciennement connu sous le pseudonyme Imius adapte pour la première fois un texte littéraire, et pas des moindres. Le dessinateur s’attaque aux Fables de Jean de La Fontaine, connues de tou.te.s, et en offre une adaptation moderne et acérée, ramenant la charge politique dudit ouvrage sur le devant de la scène. Et si les Fables de La Fontaine n’étaient pas seulement ce monument historique dont on récite une partie en primaire, ou que l’on étudie partiellement au secondaire ?
Comme tout enfant sensible à la bande dessinée, Sébastien Lumineau lut celles dites populaires comme Le Journal de Spirou, et découvrit à la même période l’auteur Jacques Tardi, particulièrement connu pour Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec. « J’ai découvert toute la bande dessinée américaine à l’adolescence, elle m’a marqué et influencé mon travail », explique-t-il. « Julie Doucet, Grand Prix du festival d’Angoulême cette année, est indéniablement une autrice qui m’a influencé quand j’avais 17 ans. » Diplômé d’une formation en Arts Plastiques, l’auteur et dessinateur a toujours voulu dessiner. Au delà du développement d’une pratique, sa formation lui a permis une ouverture artistique et une réflexion autour de l’art, qui influe aujourd’hui sur sa manière de concevoir la bande dessinée.
L’univers du fanzine, arrivé dans sa vie à l’âge de 17 ans, est également de ses supports privilégiés, un passage obligatoire pour le dessinateur qui voit en ce média un moyen d’expérimenter et d’avancer sur divers projets. En 1996, il créa sous le pseudonyme Imius Le Journal de Judith et Marinette avec Tofépi et Fab, avant de fonder en solo cette fois L’Avancée des travaux. « Les numéros sont très peu diffusés, parce que ce n’est pas ce qui m’intéresse de prime abord. C’est plutôt la possibilité d’avoir du recul par rapport à ce que j’ai pu faire. »
Les prémices du livre Où, paru en 2018, sont d’ailleurs apparues dans le fanzine avant d’évoluer au fil de la création, singulière chez Sébastien Lumineau. « On imagine un auteur de bande dessinée en train d’écrire son scénario, de faire son découpage, puis de dessiner, mais je n’ai pas vraiment ce fonctionnement », confie-t-il avant de poursuivre : « L’écriture vient quasi au même moment que le dessin, mais je peux modifier ce que j’avais prévu en cours de route ». Sébastien est tel un cinéaste face à ce qu’il a filmé en post-production : il monte les scènes, déplace les planches et insère des raccords au besoin. De cette manière, il a écrit un pas loin d’une dizaine de bandes dessinées, dont Fido face à son destin en 2007, Les Berniques en 2009, et Les Escalopes et Où en 2018.
« J’ai un souci avec le réel. J’ai même tendance à essayer d’ancrer mes fictions dans un réel. »
L’adaptation des Fables de Jean de La Fontaine, habile critique de la monarchie en place sous Louis XIV, s’est révélée une toute nouvelle expérience et un défi à plus d’un titre. Peu à l’aise avec le dessin, sensible à la narration, l’auteur a eu pour la première fois un texte à suivre. « Le projet est né d’une exposition collective autour de la justice dans le cadre du festival Images de justice organisé par Comptoir des docs à Rennes », dans lequel plasticiens, vidéastes, graveurs ou encore auteurs de bd ont été invités à exposer. Malgré la difficulté d’exposer de la bande dessinée, Sébastien jette son dévolu sur la fable « Les Animaux malades de la peste » de La Fontaine et décide de transposer les vers dans un contexte contemporain, restaurant ainsi la portée politique trop souvent oubliée à l’école. L’anthropomorphisme animalier est abandonné afin de démasquer l’homme caché derrière ces rimes et exposer en pleine lumière sa bestialité.
De cette expérience, et des retours positifs de la première adaptation, naît l’envie de réitérer l’exercice. Puis trois ans plus tard, un livre brûlant d’actualité est publié. Sur les 243 fables répertoriées, Sébastien Lumineau en a retenu cinq en plus de la première : « Les Grenouilles qui demandent un roi », « Les Oreilles du lièvre », « L’Homme et la couleuvre », « L’Ingratitude et l’injustice des hommes envers la fortune », et « Le Renard et les raisins ».
Reflet de problématiques sociétales proches des nôtres, cet incontournable de l’école primaire peut être un formidable outil de réflexion, pour autant qu’on nous l’enseigne ainsi. « Les Fables sont une première approche philosophique. « La Mort et le bûcheron » permet par exemple un rapport à la mort ou la souffrance tout à fait intéressant », indique Sébastien. « La Fontaine aborde des questions éternelles et en affirmant une chose, il dit son contraire aussi. » Sous le trait aiguisé et expressif du dessinateur, chaque fable reprend ainsi sa juste place et se met au service d’une conscience politique et morale engagée. Chacune aborde des thématiques actuelles telles l’injustice, l’inégalité, l’écologie ou encore l’exploitation de la nature par l’homme, mais toujours autour du pouvoir et des inégalités qui en découlent. « J’ai retenu immédiatement « Les Oreilles du lièvres », car elle résonne particulièrement avec les idées d’extrême-droite que l’on entend actuellement. Elle était pour moi très importante par rapport au contexte d’aujourd’hui et la montée du racisme et de la xénophobie. », explique-t-il.
Illustrées par les plus grands – à commencer par François Chaveau au XVIIe siècle, les fables ont côtoyé la perfection littérale de Jean-Jacques Granville et le lyrisme spectaculaire de Gustave Doré au XIXe. Sébastien propose aujourd’hui un regard contemporain, un trait aiguisé parfois aussi brutal que le texte.
Dans un fort rapport texte-image, son dessin en noir et blanc, proche de la gravure notamment par l’utilisation de hachures, se met au service de ce qu’il raconte avec justesse. Plutôt que l’originalité, le dessinateur privilégie les cadrages, le positionnement des bulles dans la case ou le comportement des personnages, ce qui rapproche son travail de dessinateur de l’écriture. « Je me retrouve parfois à faire des images plates parce que je pense qu’elle va contribuer à un effet plus important qu’une image dynamique. » Aux plongées et contre-plongées, il favorise les plans frontaux, plus classiques, laissant ainsi une plus grande place au texte. « Pour moi, le dessin se plie à ce que je veux dire. »
Familier de la lecture active, Sébastien Lumineau suscite l’intérêt du lecteur et le sollicite autant visuellement qu’intellectuellement. Et ouvre le débat. Que fait-on quand deux partis politiques s’opposent ? Qui rejette-on ? Et surtout, jusqu’où va-t-on ? L’auteur opère avec réussite la transposition au XXIe siècle de questionnements du XVIIe siècle. Parce que oui, l’histoire se répète continuellement. Tout est une question de pouvoir. La Fontaine convoquait des animaux pour parler des travers humains. Lumineau les démasquent et les exposent frontalement face au lecteur. Lion, lièvre ou grenouille redeviennent humains, sans pour autant s’humaniser pour certains.
Dans le prolongement de Fables de La Fontaine, le nouveau projet de Sébastien Lumineau s’attachera à parler du climat sociétal actuel, mais d’un point de vue plus personnel cette fois. « Le bouquin sur lequel je travaille est une façon de parler du contexte actuel, notamment des montées du racisme, de la xénophobie, de la détérioration des rapports sociaux, et la montée des inégalités de plus en plus flagrante dans un contexte écologique catastrophique. En sachant que je peux le modifier en cours de route... », s’amuse-il à dire pour conclure.