Le génie adolescent de Turner redécouvert : The Rising Squall ressurgit du silence après 150 ans

2659
turner
The Rising Squall, Hot Wells, from St Vincent's Rock, Bristol

Il y a des tableaux qui traversent les siècles à la lumière des cimaises, et d’autres qui préfèrent le long sommeil des greniers. The Rising Squall, Hot Wells, from St Vincent’s Rock, Bristol appartient à la seconde catégorie. Peinte en 1792 par un jeune homme de 17 ans nommé Joseph Mallord William Turner, cette toile magistrale, première huile jamais exposée par l’artiste à la Royal Academy en 1793, réapparaît aujourd’hui sur le devant de la scène artistique mondiale après une disparition de plus de cent cinquante ans.

Mis en vente chez Sotheby’s avec une estimation vertigineuse de 200 000 à 300 000 livres sterling, ce tableau que l’on croyait perdu a été récemment réattribué à Turner après une restauration décisive : le nettoyage de la surface a révélé, comme par miracle, la signature authentique du peintre au coin inférieur gauche. Jusqu’alors, l’œuvre avait été attribuée à un suiveur de Julius Caesar Ibbetson. Ironie de l’histoire : acquise pour seulement 600 livres l’année précédente, elle est aujourd’hui considérée comme une pièce majeure de l’adolescence d’un géant de la peinture britannique.

The Rising Squall n’est pas qu’une curiosité biographique. C’est déjà un manifeste esthétique, une préfiguration de l’art météorologique et sublime de William Turner. Le tableau saisit la montée d’un orage sur les gorges de l’Avon, à Bristol, là où les falaises abruptes rencontrent les vapeurs minérales des bains de Hot Wells. Ce paysage tourmenté, d’une modernité saisissante, traduit moins une scène qu’une atmosphère : le frisson de l’instabilité, l’ombre portée du sublime sur un monde encore géorgien.

Tout y est : le ciel chargé, les nuées s’effilochant en diagonales dramatiques, les lueurs piégées dans la brume, et déjà ce goût pour l’impermanence des choses — cette dissolution de la forme dans la lumière, signature de l’âge mûr du maître. Turner, encore adolescent, y annonce déjà ses grands thèmes : la puissance des éléments, la solitude humaine, le lyrisme naturel élevé au rang d’expérience transcendante.

La réémergence de cette œuvre bouleverse l’histoire matérielle de William Turner. Jusqu’ici, l’on considérait Fishermen at Sea(1796) comme sa première huile majeure. Or The Rising Squall précède cette dernière de quatre ans, et témoigne d’une précocité époustouflante dans la maîtrise des effets atmosphériques et du cadrage dramatique. C’est l’œuvre d’un génie en gestation, déjà affranchi des codes pittoresques de l’époque.

Sa réattribution s’appuie sur un faisceau d’indices stylistiques, techniques et documentaires, validés par les meilleurs experts anglais. Et cette redécouverte — à la fois anecdote savoureuse et événement savant — rappelle à quel point l’histoire de l’art demeure vivante, mouvante, toujours susceptible d’être réécrite à la faveur d’un hasard, d’un regard neuf, ou d’un peu de patience.

Que signifie, aujourd’hui, voir une œuvre ainsi ressuscitée ? D’un point de vue économique, cela tient du miracle de la plus-value : acquise pour moins de 1 000 dollars à l’origine, elle pourrait franchir le seuil du demi-million à Londres. Mais la vraie valeur est ailleurs. Elle réside dans ce que cette toile nous raconte d’un monde perdu — celui d’un Turner encore inconnu, déjà grand, qui regardait les cieux anglais avec l’ambition muette de les peindre comme personne ne l’avait encore fait.

Au cœur de l’été 2025, alors que la planète tangue sous les tempêtes bien réelles de notre époque, cette « squall » picturale retrouvée vient rappeler, avec une poignante acuité, combien l’art peut conjurer la disparition, magnifier le désordre, et traverser les siècles avec la vigueur d’un vent levé.

Joseph Mallord William Turner (1775–1851) fut membre de la Royal Academy dès 1802. Son œuvre, marquée par le romantisme puis par une forme d’impressionnisme avant l’heure, est aujourd’hui conservée dans les plus grands musées du monde, notamment la Tate Britain à Londres. The Rising Squall marque un nouveau chapitre dans la connaissance de sa jeunesse créatrice.

Rocky Brokenbrain
Notoire pilier des comptoirs parisiens, telaviviens et new-yorkais, gaulliste d'extrême-gauche christo-païen tendance interplanétaire, Rocky Brokenbrain pratique avec assiduité une danse alambiquée et surnaturelle depuis son expulsion du ventre maternel sur une plage de Californie lors d'une free party. Zazou impénitent, il aime le rock'n roll dodécaphoniste, la guimauve à la vodka, les grands fauves amoureux et, entre deux transes, écrire à l'encre violette sur les romans, films, musiques et danses qu'il aime... ou pas.