Petite commune d’environ 1000 habitants, située à 7 kms de Dieppe, Varengeville-sur-Mer offre une vie au riche passé culturel. Plus qu’une longue énumération des sites à visiter (le parc floral des Moutiers mérite une visite lors de la floraison des Rhododendrons par exemple), c’est un bourg qui se dissimule derrière des hauts talus censés protégés du vent, mais plus sûrement des regards. De multiples célébrités artistiques ou politiques y ont vécu, ou simplement passé quelques semaines. Braque a été le plus assidu construisant sa maison, aujourd’hui inhabitée, en 1929, pour y demeurer la moitié de l’année, jusque sa mort, en 1963. Il faut se promener au hasard dans ses chemins encaissés, en sachant que de toute manière, vos pas vous conduiront vers la mer par ces « valleuses » dont certaines peuvent être vertigineuses, surtout en période de pluie. Or, il est des cimetières comme des hommes : ils disparaissent. Aussi est-il urgent de se rendre au cimetière de Varengeville-sur-Mer, près de Dieppe. Il est beau, mais éphémère. Comme la vie.
j’ai déployé mes ailes. Mon cou s’est allongé à l’infini. Mon corps se tord comme pour mieux épouser le vent. Je décolle. Le ciel est bleu. Des étoiles guident mon vol. Les morceaux de mosaïque à leur tour se décollent. Je prends l’air. Je suis l’air. Je vole.
Pour la première fois depuis quarante ans, je quitte la terre, la tombe de celui qui m’a créé : Georges Braque. Et je découvre du ciel ce cimetière où j’ai vécu ces années. La mer est proche, à portée de main, à portée d’ailes. Je la sens, je l’entends heurter les falaises de craie qui s’émiettent chaque jour laissant sur la grève un gigantesque jeu de marelle : terre, un deux trois…ciel. Et puis il y a cette lumière, unique, reconnaissable entre toutes, celle qui fit venir il y a plus d’un siècle tant de peintres, subjugués par tant d’impressions. J’aperçois dans la valleuse des Moutiers qui longe le cimetière et descend vers la mer, une étrange construction de bois, qui ressemble à une cabane. C’est une autre forme de cimetière, un cimetière à souvenirs qui rappelle qu’à la fin du 19e siècle, un homme bourru, bardé de châssis toilés, à la barbe fournie avait installé là son chevalet pour tenter de saisir cette lumière changeante qui éclaboussait la Maison des Douaniers. Claude Monet a peint l’église placée au cœur du cimetière, silhouette massive prétexte à attraper la lumière du matin ou du soir, prélude aux cathédrales de Rouen. À Etretat, la vague lui avait emporté ses toiles, ici c’est le vent qui l’aida à morceler sa touche, à briser les contours. Car ce vent, qui m’aide à m’élever dans le ciel, est permanent jusqu’à devenir couleur. Je l’imagine bleu, le vent, bleu comme le bleu de Miro qui en 1939 s’installa à Varengeville pour débuter ses Constellations. La maison qui abrita son imagination, « le clos des Sansonnets », est toujours là, à quelques centaines de mètres du cimetière. En prêtant attention, il me semble entendre à la petite porte en bois de l’entrée, un accent catalan, rieur et généreux. Un rire enfantin, heureux de pratiquer son art.
Ce cimetière on l’appelle « cimetière marin ». Et pourtant il n’abrite aucun marin. J’imagine qu’il doit son nom au fait qu’il penche vers la valleuse puis vers la mer, vers lesquelles il se tourne. Je ne sais pourquoi, mais Georges Braque dessina mon envol tourné vers la terre, vers ce pays de Caux, cher à Maupassant, né à Miromesnil, à une dizaine de kilomètres de là, entouré de champs bleus de lin. Or mon domaine c’est la mer. Comme pour ces visiteurs, dont les pas sont guidés par une pente légère, mais obstinée, vers le bas du cimetière, les obligeant à côtoyer les sépultures plus ou moins imposantes d’un grognard napoléonien ou du compositeur Albert Roussel. Rien n’y fait : quand vous entrez dans le cimetière, vous êtes contraints d’aller voir la mer. Il est même impossible aujourd’hui de creuser de nouvelles tombes, en raison de glissements de terrain possibles. Bien entendu, le visiteur triche, il peut rentrer dans l’Église Saint Valéry, elle même enterrée, pour découvrir le vitrail de Braque installé un an avant sa mort (L’arbre de Jessé) ou une toile du Christ de Michel Ciry, qui demeure à Varengeville et dont le musée est ouvert depuis 2012. Il peut, mais en sortant il redescendra vers la mer, « vers la mer étoilée, vers la mer entoilée » selon Jacques Prévert, lui-même enterré discrètement dans un petit cimetière marin près de la Hague à Omonville la Petite.
Il fait beau. J’étends encore plus mes ailes. Le souffle me porte. C’est que Braque les a vertigineusement allongées mes ailes, comme si je pouvais toucher la terre et l’horizon en même temps. Plus loin au Nord, c’est aux marées que les jetées du port de Dieppe ouvrent leurs bras. Mais avant d’atteindre la ville aux ivoires, que détestait Monet, je survole Pourville, où le peintre de Giverny séjourna à deux reprises, y peignant, quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvre, dont une silhouette à l’ombrelle agitée par le soleil. De là, je discerne même les dernières falaises de craie, celles du Tréport, qui s’écrasent d’un bloc pour offrir une place aux sables mouvants de la baie de Somme. Si je me perds dans cette vaste nappe bleue, je sais que le phare d’Ailly à la nuit tombante m’indiquera le Sud. Oh ! Pas le Sud de Pagnol ou de Giono. Pas celui de la bouillabaisse ou du mistral. Non, le Sud du Nord. Le pays des « taiseux », celui « où le premier qui parle à toujours tort », celui des fermes masures, où la hêtraie cache du regard des opportuns, où les talus abritent du vent de noroît. Si je m’élance un peu, je sentirai l’odeur du cidre, la terre de lin qui rouit sous les averses, la terre riche des pâturages.
C’est mon premier envol, j’en profite. Mais je vais revenir à mon cimetière. J’y suis bien et c’est là que Braque m’a créé. J’y suis né. Et j’aime aussi quand les tempêtes viennent se faire entendre contre la toiture du clocher, couchant parfois même les croix dressées vers le ciel. Les visiteurs se penchent pour avancer, ils luttent comme prosternés, enfermés dans une procession mystérieuse. L’atmosphère est alors différente, on s’imagine proche d’une église dédiée aux « marins disparus en mer » comme la chapelle de Bonsecours à Dieppe, recouverte d’ex-voto. Peu de paroles sont échangées. Le sifflement du vent occupe tout l’espace. Le recueillement est plus fort. Comme les rares fois où la neige recouvre les tombes. L’année dernière j’ai même été totalement enseveli par la blancheur. C’était bon, c’était froid. Je me confondais totalement avec les flocons givrés. Moi immortel, j’avais totalement disparu. Et le silence était devenu total. Ce jour-là un homme m’a dégagé de sa main gantée. Il m’a regardé. Il avait un ciré bleu. Un regard bleu. Il avait envie de me photographier. Il a sorti son boîtier, visé. Et n’a pas déclenché. C’était un moment à garder dans le souvenir. Pas à figer dans la réalité. Je suis certain que Georges et Marcelle auraient apprécié ce calme, ce respect, cette plénitude.
Le rouge envahit le ciel, comme un signe pour un Oiseau de feu, que je pourrai devenir. C’est décidé, je rentre. Je vais me plaquer contre le marbre. J’ai perdu quelques morceaux de mosaïque en route. Ce n’est pas grave. On dit parfois de moi que je suis une colombe. La couleur blanche sans doute. Mais je m’en moque. Je suis un oiseau né de l’imaginaire. La créature d’un des plus grands peintres français. Cela suffit à mon bonheur. Et a priori à celui des milliers de visiteurs chaque année. Alors, venez me voir : après la grille d’entrée, je suis à une cinquantaine de mètres, derrière l’église, à gauche. Vous ne pouvez pas me manquer : je suis blanc, sur un fond bleu. Et je vole.
« Perché sur une falaise de craie en pays de Caux et d’Ailly, enchanté par la mer, ceinturé de bois et de champs, Varengeville est à la fois un village moderne et un lieu d’inspiration. Deux vies habitent Varengeville : la vie quotidienne si agréable et animée, avec ses artisans et ses commerces de qualité, et la vie rêvée, celle que les peintres de tout temps (Isabey, Monet, Renoir, Ménard ou Braque et Miro) jusqu’à aujourd’hui, les écrivains et les poètes (d’André Breton à Saint John Perse), les musiciens comme Albert Roussel, lui ont donnée, faisant du nom de ce village un souvenir, une émotion, partagés par des inconnus, dans le monde entier.
Arriver dans une ville des États-Unis ou du Japon, et, dans un musée, retrouver la cabane des douaniers ou l’église Saint-Valéry et la falaise de l’Ailly, souligne le destin particulier de ce village vivant, où la nature est restée sauvage, où les paysages d’absolu continuent à embellir la vie de ses habitants, à jamais… »
(Caroline Mathieu, Conservateur en chef au musée d’Orsay)