Virgin mégastore Rennes a définitivement fermé ses portes le mercredi après-midi 12 juin 2013. Personne ne peut rester insensible à cette disparition prématurée et brutale d’une institution culturelle et commerciale, créée en 1998 (pour le premier Virgin des Champs-Élysées), qui avait pignon sur rue et à laquelle les Rennais s’étaient habitués.
Naturellement, on serait tentés de s’apitoyer sur le sort des salariés et sur la perte de ce bel emplacement dans lequel on pouvait fureter, obtenir des conseils, acheter des livres, des disques, du matériel multimédias, etc. À vrai dire, ce grand magasin, en plus d’être bien équipé, était idéalement situé au beau milieu de la rue commerçante Le Bastard. Virgin rendait service à une clientèle plutôt jeune et, par la même occasion, faisait travailler un nombre important de salariés, certains d’entre eux étant entrés dans la boîte en 1988 à Paris.
Mais voilà maintenant que Rennes se voit privé d’un commerce dit « culturel » qui donnait un peu de couleur et de vie au centre-ville. Un centre rennais de plus en plus stéréotypé, envahi par les boutiques de fringues et de chaussures, les banques contemporaines, les opérateurs de téléphonie mobile, les agences immobilières et les restaurations rapides à emporter. Un centre de plus en plus appauvri, stéréotypé, dénué d’une humanité sensible et bienveillante.
Face à cette réalité lugubre, certains regrettent le comportement du principal actionnaire, le fonds d’investissement Butler, qu’ils regardent comme un petit soldat sans âme du monde ultralibéral. Faisant son beurre de la crise, il n’a aucune honte à supprimer les commerces intéressants de proximité. Un processus qui, il est vrai, a déjà débuté à la fin des années soixante-dix. Virgin a lui-même participé à l’anéantissement de la société de relations de proximité locale en écrasant les petits libraires et disquaires.
Ce regret tourne au dégoût dès lors qu’il semble que Virgin Mégastore marchait finalement assez bien. Ses années d’or furent principalement celles la décennie 90 qui a vu la marque encaisser les bénéfices de sa captation d’image et valorisation de marque atour de l’univers musical. Les ventes de disques battaient des records. Quant à l’unité installée à Rennes, elle réalisait un bénéfice confortable. Et ce, même après la crise du disque, grâce à une vente de livres bénéficiaire. Par cette fidélité, une partie des Rennais a montré leur attachement à ce lieu dont le personnel s’est toujours montré compétent et sympathique. Mais que représente finalement un petit bénéfice pour des actionnaires avides de gains élevés et immédiats ? Pas grand-chose au demeurant. Si ce n’est de les cumuler avec d’autres rentrées d’argent sur le territoire eux aussi en totale déconnexion avec l’économie réelle et collective.
Ce qui ressort des analyses de différentes personnes que nous avons interrogées reste que la société Virgin semble avoir conduit une politique commerciale et un management des moins intelligents. Les dirigeants et actionnaires (groupe Butler finances depuis 2007, Lagardère auparavant) ont choisi de réaliser des économies de bouts de chandelle en essayant de rationaliser le travail du personnel au détriment de la promotion salariale au sein de l’entreprise. Qui plus est, Virgin a manqué les rendez-vous économiques, technologiques et sociaux importants. Par exemple, durant la première décennie du XXe siècle, les actionnaires n’ont pas su, à l’inverse d’autres concurrents directs, potentialiser la vente des MP3 et iPod et mettre rapidement en place un site de vente en ligne. Ces produits étaient insuffisamment commandés en stock, ils demeuraient beaucoup plus chers que ceux de la concurrence. De nombreux salariés du groupe pointent deux raisons : d’une part, l’incompétence d’une génération de directeurs « sup de co » embauchés dans les années 2000 peu humains et imcompétents ; d’autre part, la centralisation des achats à Paris déconsidérait le personnel sur place et rendait difficile un travail adapté localement, a fortiori sur mesure.
Résultat : les employés étaient obligés de faire d’innombrables retours de produits invendables et de vendre deux fois plus pour compenser les pertes imputables à ces erreurs stratégiques. Par ailleurs, pour pallier à la baisse des ventes de disques, il a été décidé de renforcer le secteur de la papeterie, un domaine qui rapporte très peu en comparaison du travail de fourmis nécessaire à sa gestion. La part du chiffre d’affaires la plus importante, la librairie, n’était pas assez exploitée. De là à croire que les actionnaires ne croyaient pas dans le livre papier…
Et pour compenser ces erreurs de stratégie commerciale, les stratèges se sont mis à mettre la pression sur le personnel. Combien de temps pourra encore durer cette tendance mondiale et nationale à faire de la richesse humaine une charge et la seule variable d’ajustement. Les cerveaux de Virgin – avec, en tête, le directeur de la succursale de Lyon – n’ont rien trouvé de mieux que d’inventer leur propre méthode de management, dénommée Virgin First. Non, ce n’était pas le nouveau mac do du mégastore. C’était un dispositif destiné à accroître la charge du personnel et à rationaliser son travail. À imposer dans toutes les régions. Ainsi, une commission posa ses valises technocratiques à Rennes pour encadrer d’une nouvelle manière un personnel qui s’était pourtant montré dévoué à une marque qu’il croyait sincère et moderne. Sous le dessein de « rationalisation » – un terme aux acceptions et réalités multiples… – se serait-il agi de se débarrasser d’un personnel trop vieillot et coûteux ? Un personnel qui en vérité gagnait des salaires exorbitants : par exemple, un responsable du stock avec 15 années d’anciennetés touchait la somme de 1250 euros !
Voilà qui jette une cruelle lumière sur la vie interne de Virgin. Certains en concluent que les salariés se sont fait doublement berner : ils ont cru en la parole éthique d’un concept branché et moderne ; ils ont abandonné leur propre route, qui auraient pu être meilleure, certes, pire…
Cet échec de Virgin démontre l’échec du modèle économique des marchés néo-modernes. Des actionnaires plus voraces qu’intelligents, une communication manipulée, un management destructif au lieu d’être constructif, des bailleurs opulents qui grèvent la réalité économique et des banques plus préoccupées par leur compte du jour que par l’intérêt collectif. Voilà le constat terrifiant qui se retourne après sur chaque citoyen honnête et de bonne volonté…
Somme toute, les fautifs dans cette histoire sont d’abord les actionnaires qui se jouent du commerce de proximité, qualitatif, producteur d’énergie et de valeurs. Ensuite, n’oublions pas les bailleurs – la nouvelle noblesse moderne – qui exploitent l’usufruit de leurs biens à l’extrême limite de nos limites. Virgin mégastore Paris payait un loyer de 6 millions d’euros à Qatar Investment Authority, lequel a versé plus de 500 millions d’euros pour racheter le bâtiment de 27.000 m² à Groupama, un autre pigeon-voyageur rudement secoué par la crise Grecque. Et le Virgin de Rennes déboursait environ 700 000 euros par an…
La morale de l’histoire nous démontre avec force que trop souvent les actionnaires manipulateurs – les fonds d’investissement – sont les mêmes rapaces qui achètent les biens les plus chers dans la capitale et les grandes villes de province. Ils rendent impossible une vie économique de proximité intelligente et équilibrée, celle qui favorise une culture multimédia maîtrisée par ses consommateurs dans un souci de vie créatrice et heureuse.
D’aucuns pleureront cette disparition de Virgin parce qu’ils aimaient y acheter leurs instruments de détente et d’oubli. Moi, je m’apitoierai plutôt sur le sort du lieu qui permettait encore de respirer des livres papier dans une ambiance détendue et aérée, contrairement à celle de la FNAC.
Quant au modèle économique qui cause tous ces dégâts à notre tissu local, il conviendrait que les citoyens s’organisent et prennent des mesures collectives pour y répondre afin de le maîtriser et ne pas se retrouver dépossédés de leur avenir comme de leur présent. Le boycott peut être une réaction sensée et pacifique qui peut faire mal à un fond de pension, une future marque de vêtements irrespectueuse ou à un bailleur radin.
Quoi qu’il en soit, l’important est de réagir, par n’importe quel moyen, politique s’il le faut. En cette perspective, espérons que des partis s’éveilleront et nous proposeront une porte de sortie honorable à ce système maquignon.
Dragan Brkic