Depuis plus de vingt ans, Christian Grataloup s’est imposé comme l’un des rares géographes aptes à mettre en crise nos catégories les plus élémentaires. Avec la réédition de Vision(s) du Monde : Histoire critique des représentations de l’Humanité, il poursuit cette entreprise en apparence modeste mais intellectuellement radicale qui est de démonter les fictions géographiques par lesquelles les Européens ont organisé l’univers — et se sont définis eux-mêmes.
Le geste inaugural de Grataloup est simple. Le monde n’est jamais donné, il est toujours produit. Produire le monde signifie découper, nommer, ordonner. Or ces opérations sont tout sauf neutres. « Afrique », « Occident », « Orient », « Asie », « Europe », autant de mots qui paraissent aller de soi, alors qu’ils procèdent d’une longue histoire de récits, de besoins politiques, de visées impériales et de projections mentales.
Le grand intérêt du livre est d’éviter le double piège de la déconstruction facile et du relativisme sans boussole. Grataloup ne dit pas que ces catégories sont fausses ; il montre comment elles deviennent vraies, comment elles acquièrent un pouvoir d’agir. Une « fiction » géographique est d’autant plus réelle qu’elle est répétée, enseignée, intériorisée. Ainsi l’Orient romantique du XIXe siècle s’est évaporé dans la géopolitique contemporaine ; l’Europe peine à se penser autrement qu’en miroir de sa propre crise ; l’Océanie disparaît du vocabulaire courant ; l’Asie, longtemps fragmentée, devient pour la première fois une catégorie unifiante et un acteur.
Le Nord et le Sud : un couple qui ne meurt jamais
Le cœur du livre se situe sans doute dans l’analyse du diptyque Nord/Sud. Grataloup en retrace la généalogie avec la rigueur d’un historien et la lucidité d’un cartographe. Le Sud a d’abord été une zone de production exotique (épices, produits coloniaux), puis un espace d’exploitation, enfin une catégorie du sous-développement. Le Nord, lui, a basculé du manque à l’hyperconsommation, du climat rude aux économies obèses. Or ce couple, qui devrait être périmé dans un monde multipolaire, continue de hanter notre langage économique, comme un vieux logiciel conceptuel qui résiste à la mise à jour. Le mérite de Grataloup est d’en montrer les strates, les contradictions et l’étonnante inertie.
Métagéographies : ce que nos cartes disent de nous
Le concept central du livre, la « métagéographie », désigne les cadres mentaux à travers lesquels nous percevons l’espace du monde. C’est là que Grataloup est le plus puissant ; il fait de la carte un miroir, un révélateur de nos croyances collectives.
L’ouvrage montre que nos représentations ne sont jamais innocentes. Elles isolent, hiérarchisent, classent. Elles peuvent émanciper, mais elles servent souvent à justifier des dominations. Les continents, rappelle-t-il, sont des inventions ; les aires de civilisation sont « suspectes » ; et les oppositions cardinales — Orient/Occident — ne survivent que par la force du récit historique qui les a produites.
Le lecteur sort de ces démonstrations avec une impression double. Celle d’avoir vu les coutures d’un costume que l’on croyait naturel, et celle d’avoir compris que ce costume n’a rien d’éternel. C’est la grande force de Grataloup d’articuler critique, pédagogie et intelligence politique sans se perdre en jargon.
Dans l’époque présente, où refleurissent les fantasmes civilisationnels, où certains redessinent le monde à coup de blocs culturels essentialisés, ce livre agit comme un antidote nécessaire. Il rappelle que les frontières conceptuelles sont mouvantes, fragiles, historiquement situées et qu’aucune identité ne devrait se confondre avec un récit géographique figé.
Sans jamais tomber dans le moralisme, Grataloup montre que penser le monde, c’est d’abord penser nos propres limites et nos propres illusions. Lire Vision(s) du Monde, c’est accepter de perdre ses repères cartographiques pour mieux comprendre ce que « monde » veut dire, un espace humain en perpétuelle négociation.
Écrit dans une langue limpide, structurée, toujours accessible, le livre s’impose comme un outil précieux pour quiconque s’intéresse à la géographie, à l’histoire globale, mais aussi aux débats politiques contemporains. Tenu dans un format poche de 312 pages, il condense des décennies de réflexion de l’un des plus brillants géographes français.
Il ne prétend pas offrir une nouvelle carte du monde, il propose de comprendre pourquoi nos cartes sont telles qu’elles sont, et comment nous pourrions, peut-être, en inventer d’autres. Et ça, c’est urgent…
- Titre : Vision(s) du Monde – Histoire critique des représentations de l’Humanité (2e édition)
- Auteur : Christian Grataloup
- Éditeur : Dunod, collection Dunod Poche
- Parution : juin 2025
- Format : 110 × 178 mm
- Pagination : 312 pages
- EAN : 9782100879786
- EAN ePub : 9782100886333
- Public : Tout public
