Dans cet album sublime, Yslaire met son talent à la découverte de la muse cachée de Baudelaire et nous trace par transparence un portrait saisissant de l’auteur des Fleurs du Mal.
On l’aurait bien fait disparaître. Tout comme Isabelle Rimbaud supprima sur la photo son frère Frédéric pour laisser toute la place à Arthur, Mademoiselle Baudelaire, fut effacée du tableau de Courbet « L’Atelier du peintre ».
Gênante, dérangeante, embêtante, Jeanne Duval, ou Jeanne Lemer, ou Jeanne Prosper, l’est assurément pour Mme Aupick, la mère de Baudelaire, pour la bonne société bourgeoise de cette deuxième partie du 19e siècle. Gommée, elle reste aujourd’hui un mystère dont il subsiste un portrait alangui de Manet, deux photos de Nadar. Et quelques minces repères biographiques au long de notes du poète sur ses manuscrits.
On l’appelait la « Vénus noire », porteuse de tous les vices attribuées alors aux femmes émancipées : vénalité, perversité, animalité et responsable, selon la mère du poète, de tous ses maux. La femme fatale dans sa simplicité totale de cette fin de siècle misogyne.
Ce sont dans ces interstices biographiques qu’Yslaire s’est engouffré pour raconter aussi Baudelaire, la genèse des Fleurs du Mal et une époque (1). Le dessinateur est devenu une référence dans le monde de la BD avec sa série « Sambre » entamée il y a 35 ans, et poursuivie par d’autres, qui narre une vaste saga familiale dans cette fin du 19e siècle.
Il est donc en terrain connu pour décrire le contexte social, politique de cette période si agitée. La reconstitution des rues de Paris, des bouges, des bars, des barricades prolonge ici la série iconique et Yslaire nous entraîne à la suite de poètes, d’écrivains, de peintres animés par l’opium, l’absinthe et désireux de trouver de nouvelles voies dans leur art. Nadar, Théodore de Bainville, Courbet, Gérard de Nerval sont les compagnons de Baudelaire et nous ouvrent les portes d’un milieu artistique qui cherche, bien avant sa formulation, le dérèglement de tous les sens.
Yslaire maîtrise les redingotes, les cols blancs amidonnés, les crinolines, les coiffures frisées et les hauts de forme et raconte l’hypocrisie d’un monde bourgeois à qui le gouvernement demande de s’enrichir. L’auteur a loisir alors de nous montrer une Mademoiselle Baudelaire au double visage : ni blanche, ni noire mais mulâtre. Ni sotte, ni brillante, mais capable de copier les vers énoncés dans les nuits d’ivresse. Dans des planches qui rompent avec le format des cases traditionnelles, il dessine une Jeanne voluptueuse qui, grâce à de superbes métaphores graphiques, avale le venin de serpents pour devenir une « esclave des noirs minuits ». Complice sexuelle, active et maîtresse des étreintes, elle est à la fois sujette et observatrice de l’oeuvre poétique à venir.
Elle regarde son « Monsieur » avec un détachement qui frôle parfois la violence ou s’observe complaisamment dans les vers qui lui sont dédiés. Elle se distingue des autres lorettes par la passion folle que lui voue Baudelaire dont elle trace à Mme Aupick, un portrait d’une force étonnante. Ce fils de famille, adulé, castré par sa mère, traîne avec lui un mal de vivre qu’exacerbe la drogue, le laudanum, le mercure avalé pour soigner la syphilis. La création se fait à ce prix, celui d’une vie et, suicide réel ou mascarade, un testament rédigé dit cette difficulté de vivre :
« Je me tue parce que je ne puis plus vivre. La fatigue de m’endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables ».
C’est un poète en chair et en os qui traverse ses pages, porteur de ses doutes, de ses manies, de ses contradictions, dont les multiples visages expriment presque toujours la terreur, y compris lors de l’acte sexuel. On reconnait le style de l’auteur, les clair-obscurs profonds, les couleurs sépia qui ici prennent de multiples tonalités, comme pour marquer des chapitres, mais cette fois-ci il ose aller au paroxysme de l’imaginaire empruntant aux poèmes de Baudelaire les images érotiques, sensuelles les plus crues pour les transformer en moments poétiques purs. On ne peut illustrer
« Celle qui noyait
Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge,
Et lente ou brusque, à chaque mouvement,
Montrait la grâce enfantine du singe »
qu’en la rendant, par le trait, incroyablement féline, mélange de sphinge et de sirène, créature fantasmée et idolâtrée capable d’éveiller les sens chez un homme qui comparait le coït à une opération chirurgicale. Dans les premières pages oniriques de l’album, Baudelaire chute des tours de Notre Dame, une manière de mourir en adressant un ultime clin d’oeil à l’auteur de Notre Dame de Paris. Baudelaire et Hugo liés dans une descente vertigineuse vers la création. Vers la poésie.
Mademoiselle Baudelaire de Yslaire. Éditions Dupuis. Collection Aire Libre. 160 pages. Parution 23 avril 2021. 26 euros.
Il existe un tirage de tête à 999 exemplaires, avec un dessin inédit signé de l’auteur. (1). À noter la parution lors de la prochaine rentrée littéraire, au Mercure de France, du livres de Raphaël Confiant consacré à La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire. Un livre attendu à mettre en rapport avec la BD d’Yslaire. Parution le 2 septembre.
L’œuvre publiée d’Yslaire s’est déjà vendue à plus d’un million et demi d’exemplaires et a été traduite en plus de dix langues, dont le coréen. Elle a été couronnée d’une quinzaine de prix internationaux et fait l’objet de multiples expositions dans diverses galeries et musées nationaux, dont Paris, Bruxelles, Tokyo, Prague, Séoul, Taïwan, Barcelone, Lausanne. En 2009, le Ministère Français de la Culture a nommé Yslaire chevalier des Arts et des Lettres et, en 2015, élevé au grade d’officier. Depuis 2017, il est président de l’Académie Victor-Rossel de bande dessinée. Et tout cela n’est sans doute qu’un début.