Dans son cinquième roman publié en France, A la mesure de l’univers, l’écrivain islandais Jon Kalman Stefansson, poursuit sa quête de l’origine de la souffrance des hommes et de leur rédemption par les mots et la poésie. Un livre universel et exceptionnel.
Tout a commencé par le ciel, la mer, la terre. Et peut être par l’Islande et Keflavik, cette ville la plus éloignée du monde dont Jon Kalman Stefansson avait fait le centre de son précédent roman « D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds » (voir notre article). Annoncé comme la suite de cet ouvrage, « À la mesure de l’Univers » permet de retrouver dans la ville de l’ancienne base militaire américaine, l’endroit le plus noir de l’île, le personnage central, Ari, poète et peut-être double de l’auteur. Ce dernier rentre au pays pour revoir une dernière fois, son père malade et revivre par bribes son passé que lui rappellent des chansons, la lumière de la lune, ou de vieux cahiers.
À travers des chapitres courts qui alternent les époques et les personnages, se tisse une histoire extraordinairement complexe et simple : celle d’un homme, d’une famille, de son passé. Comme dans le roman précédent, la nature est toujours omniprésente et indissociable du destin des êtres, plus forte que tout. Mais cette fois-ci ce sont les femmes et les hommes qui prédominent à travers plusieurs générations et qui perpétuent leur mal à l’âme, le mal des personnes qui ne trouvent pas leur place dans un univers qui leur a pourtant transmis des qualités et des raisons de vivre. Par un procédé exceptionnel d’aller-retour dans le temps, qui donne au livre un caractère romanesque puissant jusqu’aux dernières pages, une gifle de Oddur, pêcheur légendaire, à un de ses fils matelot, se transmet à Jakob, poivrot invétéré, qui claque lui-même la joue de son fils Ari. Une gifle, transmise de génération en génération, comme le Mal et qui va transformer la vie de toute une famille.
Ainsi va la vie en Islande. Et ailleurs dans le monde. La violence et la souffrance se perpétuent comme une malédiction, chacun enfermant dans son âme des douleurs inavouées. Les femmes, ont en plus le malheur de souffrir de la violence des hommes, cette violence qui les fait subir leur autorité, leur puissance physique et sexuelle. Les portraits de Margret, grand-mère d’Ari, d’Anna amie de Jakob et tant d’autres éclairent le roman comme la lune, « portée par des chants d’oiseaux », embrase la voute céleste. Héroïnes de vie banale, elles seules osent vivre leurs sentiments, louvoyant à l’occasion, luttant toujours, perdantes souvent, mais gagnantes parfois.
Les décennies peuvent défiler, rien ne change dans le destin des hommes : le poisson demeure la raison de vivre d’une nation, les riches veulent conserver leur autorité, les pères veulent imposer leur volonté à leur fils, les mères se taisent et pleurent et il est toujours aussi difficile d’aimer. Difficile de pouvoir le dire et de l’écrire. Alors Stefansson le dit pour eux, avec des mots qui peuvent sauver la vie, les mots de la poésie, les mots pour décrire les seins de la bien-aimée :
Le droit
Il a la forme d’une planète
ou d’une chose qui me fait pleurer
il y a des étoiles au-dessus de ma tête
mon désir est la nuit qui le sépare.
Les mots de la neige, « cette blancheur tombée du ciel » ou de la nuit qui « inonde la maisonnée m’emplit de tout ce qui est, elle m’emplit d’une époque engloutie, de vie, de mort (…) ». On parle même parfois de Dieu ou de Jésus, mais parce qu’il faut bien nommer ce que l’on ne comprend pas, car les choses n’existent pas si on n’arrive pas à leur donner de nom : « A quoi servent les poètes s’ils ne sont pas capables de nous aider à vivre? ». Il faut les mots de Maïakovski repris par Stefansson, pour appeler un homme, « un nuage en pantalon », afin de ne pas effaroucher les femmes. Ainsi la poésie, vieille tradition islandaise, où les chansons rythment la vie du livre et du temps qui passe.
Avec un style unique, Stefansson aborde tous les domaines de la vie : l’amour impossible, le désir sexuel, la violence des corps et des sentiments, la réalisation de soi, le sens de la vie, la vieillesse, la mort, le tout « A la mesure de l’univers », titre ambitieux, mais légitime. Ainsi, livre après livre, l’auteur islandais construit une œuvre exceptionnelle. Nobel de Littérature Toni Morrison a donné une dimension mythique à la lutte des noirs et des délaissés aux États Unis. Garcia Marquez a rendu épique et onirique l’histoire de l’Amérique Latine. De leurs pays et de leurs enfances, ils ont fait des œuvres universelles. Avec poésie et lyrisme, Stefansson fait connaître l’Islande au monde entier. À son tour, il rend son île unique et universelle. Avec dans les marges, le ciel, la mer, la terre, larges et infinis comme son œuvre en cours.
À la mesure de l’univers est le nouveau roman de Jon Kalman Stefansson paru aux éditions Gallimard dans la Collection « Du monde entier » en avril 2017, 440 pages, 22 €. Traduction Eric Boury.
Présenté comme une suite, ce livre peut se lire directement, sans aucune difficulté de compréhension. Les quatre ouvrages précédents, l’indispensable « Entre ciel et terre », « La tristesse des nages », « Le cœur de l’Homme », et « D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds », sont tous disponibles en collection de poche « Folio ».