Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2025, une opération d’une ampleur inédite a ciblé six abattoirs en France et aux Pays-Bas. Coordonnée par le collectif antispéciste 269 Libération Animale, l’action visait à interrompre temporairement l’activité de ces sites en s’interposant physiquement « entre les couteaux et les animaux ». Deux abattoirs français ont été directement concernés : Sobeval à Boulazac (Dordogne), spécialisé dans la viande de veau, et Tendriade à Châteaubourg (Ille-et-Vilaine), fournisseur important de viande pour la grande distribution. Au total, une centaine de militants ont participé à ces intrusions, dont plusieurs ont été placés en garde à vue.
Loin d’un simple coup d’éclat, l’action s’inscrit dans une stratégie politique mûrement pensée. Pour 269 Libération Animale, l’abattoir est le cœur opaque du système spéciste, ce régime de domination qui hiérarchise les êtres vivants et légitime l’exploitation des animaux. En bloquant physiquement ces lieux d’abattage, les activistes entendent non seulement dénoncer la souffrance animale, mais aussi révéler ce que la société préfère tenir à distance : la réalité du geste de mort industriel. « C’est une opération de désobéissance civile directe. Nous savons qu’elle est illégale, mais elle répond à une violence légalisée : celle de l’abattage de masse », explique l’un des porte-parole du mouvement lors d’une précédente action. Cette logique d’action directe, qui mêle performativité, infiltration et stratégie médiatique, se nourrit aussi d’une critique plus large du capitalisme agro-industriel. L’un des cibles communes aux six abattoirs bloqués est en effet le groupe VanDrie, géant néerlandais de la filière viande de veau, qui pèse plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.
Entre enfance politique et radicalité choisie
Les images diffusées par les activistes évoquent à la fois les premières actions écologistes des années 1970 et les nouvelles tactiques inspirées des mouvements pour le climat comme Extinction Rebellion. S’enchaîner aux chaînes d’abattage, revêtir des combinaisons blanches, filmer et diffuser en direct : tout concourt à une scénographie de la résistance. Mais cette radicalité dérange. Pour certains observateurs, elle participe d’un glissement inquiétant vers l’illégalisme, voire l’« éco-terrorisme ». Les militants, eux, revendiquent leur action comme non-violente. Ils ne visent ni les personnes ni les biens – seulement l’interruption temporaire d’un processus qu’ils estiment immoral. À leurs yeux, ce que l’on nomme « violence » dépend du point de vue : est-ce le blocage d’un abattoir ou l’abattage lui-même qui devrait interroger notre seuil d’acceptabilité morale ?
La place trouble des abattoirs dans la conscience collective
L’abattoir est un lieu à la fois connu et nié, qui ne cesse de faire retour dans les imaginaires sociaux. Depuis les vidéos clandestines de L214 jusqu’aux thèses philosophiques d’Aymeric Caron ou de Florence Burgat, l’abattage est devenu un lieu de tension politique, culturelle et existentielle. Dans ce contexte, les actions de blocage se positionnent comme des révélateurs. Elles rendent tangible un espace dénié de la production alimentaire. Elles interrogent aussi l’aveuglement volontaire d’une société qui externalise la mort animale tout en consumant massivement des produits carnés. Si l’abattoir cristallise aujourd’hui les tensions, c’est peut-être parce qu’il incarne une zone de friction entre les valeurs proclamées (respect de la vie, refus de la cruauté) et les pratiques effectives.
Une mobilisation transnationale et systémique
Il faut aussi noter la portée européenne de cette opération. En ciblant plusieurs sites simultanément en France et aux Pays-Bas, les activistes affirment une lecture systémique de la question animale, au-delà des frontières nationales. Le spécisme, selon eux, n’est pas une aberration locale mais une infrastructure globale. Ce geste politique transfrontalier s’inscrit dans une montée en puissance des actions coordonnées, à la croisée de l’internationalisme militant et de l’activisme numérique. Il traduit aussi un changement d’échelle dans la mobilisation pour la cause animale, longtemps cantonnée à des sphères marginales.
Et après ?
Plusieurs interpellations ont eu lieu à Boulazac et Châteaubourg, ouvrant la voie à des procédures judiciaires dont l’issue pourrait faire jurisprudence. Les militants, eux, assument. Leur logique n’est pas celle de la popularité, mais de la rupture. Leur objectif n’est pas de convaincre immédiatement, mais de rendre pensable un monde sans abattoirs. Si l’on peut débattre de l’efficacité de telles actions, on ne peut ignorer la question qu’elles posent : que veut dire aujourd’hui produire de la viande ? Et peut-on continuer à ignorer ce que cette production implique en matière de souffrance animale, de consommation de ressources, de pollution, d’éthique ? Il ne s’agit pas seulement de répondre à une action militante, mais de se demander ce qu’elle révèle de nos contradictions. Et dans cette lumière crue, l’abattoir, soudain visible, devient un miroir dans lequel chacun est sommé de se regarder.