Il y a soixante ans l’« Étrangleur » faisait la une de la presse. Un homme assassin d’enfant avait été arrêté, condamné, mis en prison. Philippe Jaenada, qui n’aime pas les évidences, reprend aujourd’hui l’ensemble des évènements et nous révèle, au terme d’une enquête dense et touffue, que tout n’est peut être pas si simple. Erreur judiciaire? Peut-être. Mensonges collectifs, Assurément.
C’est un des faits divers les plus insensés de la deuxième moitié du 20e siècle et pourtant il est passé peu à peu à la trappe de l’Histoire. Un garçon de 11 ans, le petit Luc Taron, est enlevé à Paris un soir de printemps 1964 après son retour de l’école. On retrouve son corps le lendemain dans une forêt de banlieue. Pendant plusieurs semaines un obsédé égotiste va adresser des messages sordides de revendication à toutes les formes de média.
La légende de « L’Étrangleur », alors qu’aucun étranglement n’eut lieu, est en train de naître. Un homme va être arrêté. Il s’appelle Lucien Léger, pose souvent avec un regard sardonique et deviendra le prisonnier français le plus longtemps reclus. Fin de l’histoire. C’est clair, net et précis. Circulez y’a rien à voir sauf si Philippe Jaenada décide un jour de replonger dans les documents de l’époque, de se rendre sur les lieux incriminés, de reprendre toute l’histoire depuis le début. Et tout devient alors complexe. Plus rien n’est clair, net et précis. C’est que la vie est faite d’illusions, d’a priori, de bassesses. Et les Hommes peuvent être parfois des monstres. Surtout au printemps.
Avec la Petite Femelle consacrée à l’assassine Pauline Dubuisson, puis surtout avec La Serpe où près d’un siècle plus tard, il parvient à la manière d’un Cluedo à découvrir le véritable assassin de la famille Girard, Philippe Jaenada nous a habitué à son travail d’investigateur, qui ne se contente pas des images de façade. On se dit qu’avec son embonpoint, ses problèmes de santé dont il nous donne le détail avec humour, il va, laborieusement assis à son bureau comme un modeste fonctionnaire gratte-papier, creuser à nouveau toutes les archives possibles et renverser 80 ans plus tard l’histoire déjà écrite et classée. Et on a tort.
Cette fois-ci au terme de ce pavé de 749 pages, on n’est certain que d’une seule chose : la multiplicité des monstres qui se rangent dans toutes les catégories sociales. Contrairement à La Serpe, l’auteur ne conclue pas son enquête avec une solution à lire à la dernière ligne de la dernière page. Petite frustration mais qu’importe. Comme toujours avec Jaenada, l’essentiel est ailleurs. Grands bourgeois et petits domestiques chez les Girard, on rentre cette fois-ci dans un appartement de la classe populaire de ces années qui vont bientôt devenir les Trente Glorieuses. Cela sent l‘arrivée du frigidaire, l’achat de la prochaine voiture et les secrets dissimulés de chambre à coucher. Le fait divers raconte une époque, comme un miroir sociologique. Avec le meurtre du petit Luc ce sont les années du gaullisme qui ressurgissent, le fonctionnement des médias bien avant les chaînes d’infos en continu.
Pourquoi le nier, le lecteur prend plaisir à cette enquête fouillée comme dans un véritable polar avec ses suspects, ses fausses pistes, ses bons et ses méchants. Comme dans ses ouvrages précédents, Jaenada nous renverse à mi-parcours. Une première partie où tout est clair. Et brusquement, avec un éclairage différent, on reprend depuis le début et tout se complique nous laissant en état d’apesanteur. On devient voyeur, curieux des maléfices de l’âme humaine et surtout on se prend à douter de l’amour d’un père, de la sainteté d’une mère, d’un sourire sur une photo. L’humour noir assumé permet même parfois de sourire, aide à se dire que l’imagination humaine n’a pas de limites sauf celle de l’écriture qui, de parenthèses en parenthèses, elles-mêmes à l’intérieur de parenthèses, vous incite à peu de condescendance envers les acteurs.
Tous étant décédés, Jaenada peut se permettre de leur tailler de sacrés costards, comme ceux d’avocats de renommée nationale plus préoccupés de leurs états d’âme que de la vérité. Ou encore d’enquêteurs, qui ne retiennent comme dans le Pull Over Rouge de Ranucci que les éléments à charge. Justice, média (déjà), police, gendarmerie, opinion publique sont, par leur médiocrité, leur lâcheté, leur indifférence, les révélateurs d’une société qui aspire alors à la prospérité et à la joie de vivre. L’auteur montre une nouvelle fois que crier avec la meute, sans recul, dans l’immédiateté de l’horreur, est dangereux et malsain. Une vieille leçon à répéter sans cesse à l’ère des réseaux sociaux et de l’info spectacle en continu.