La bande dessinée est un art riche et complet. Pedrosa, auteur ambitieux, le démontre une nouvelle fois avec son dernier ouvrage Les équinoxes, roman graphique choral qui mêle avec bonheur dessins somptueux et textes. Avec une exceptionnelle maîtrise de l’art du trait, Pedrosa pose des questions existentielles en toute simplicité et avec talent.
C’est un ouvrage qui intimide, qui en impose. On a même du mal à parler de Bande dessinée tant le format et la pagination sont hors normes. Le futur lecteur a raison de l’aborder avec respect et distance, car il apparaît rapidement que l’on ne va pas rencontrer une BD comme les autres. Pedrosa avec « Portugal » (Fauve d’Angoulême 2012) nous avait habitués au récit long et lent d’un auteur de BD sans autre projet que celui finalement de retourner sur la terre de se ancêtres. Pas de récit proprement dit, mais une introspection qui mène à partager avec l’auteur des réflexions, des moments de vie toujours accompagnés d’une tendresse et d’un amour fort pour les gens qui l’entourent. Avec « Les Equinoxes » le lecteur retrouve ce même registre, mais l’histoire est encore plus diffuse, car ce n’est pas un personnage que l’on suit, mais plusieurs hommes et femmes qui ont pour seul point commun de nous ressembler. Il y a Pauline qui a quinze ans et qui se comporte comme… Une fille de quinze ans. Il y a Louis, âgé, fatigué par la vie et ses terribles brisures. Et Vincent seul comme jamais, Samir conducteur de pelleteuse qui approche de la retraite. Et un surfeur qui se fracasse contre les rochers. Françoise qui emmerde avec ses tartes à la fraise. Et tant d’autres. On les regarde tous vivre, parfois à travers l’objectif de Camille la photographe occasionnelle qui observe le monde et les gens environnants avec crainte, mais aussi empathie. Derrière le visage de chacun, ce sont des tranches de vie que Pedrosa nous invite à découvrir.
C’est qu’elle est dure l’existence pour tous ces personnages un peu perdus ou exilés dans leur solitude dissimulée, mais réelle. À chaque personnage une « nouvelle » nous invite à sortir l’image du révélateur, l’écrit supplantant le dessin. Pauline et les autres se trouvent presque tous à un moment de bascule de leur existence : passage à l’âge adulte, chômage, séparation, nomination au poste de ministre ou même approche de la mort. Les choix du possible s’offrent à eux après un petit bilan de leur vie. Ils vont devoir passer de l’hiver au printemps à la quête d’une renaissance pour « construire, avancer, se tromper, recommencer. Tenter de faire de faire de chacun de ses instants préservés comme une trace dans le sol, un signe, une piste peut être pour quelqu’un, un jour, plus tard ». Ainsi Pedrosa pose la question du sens de nos vies et de ce que nous voulons ou pouvons en faire.
Comme le romancier Olivier Adam, Pedrosa excelle, ici à travers une année et quatre saisons, à capter des moments de vie quotidienne, banals en apparence, mais qui sont le cœur même de nos existences. Et l’auteur ajoute à son sens de l’écoute, une vision poétique que son dessin époustouflant accompagne. Les couleurs pastel de la deuxième partie du livre vibrent sous le soleil du printemps et de l’été, et des joies qui accompagnent la lumière. Elles sont sourdes et éteintes quand la solitude pèse et paralyse. Avec un style reconnaissable parmi tant d’autres, signe des grands créateurs, Pedrosa éclabousse les pages que l’on peut feuilleter juste pour le plaisir des yeux. Les personnages sont parfois transparents ou s’estompent peu à peu comme ce vieux couple réuni une dernière fois et disparaissant progressivement dans le flou qui va les absorber complètement.
Et quand les couleurs se font plus sages, comme lors des transitions de saisons en évoquant un enfant préhistorique, c’est le trait subtil et juste qui prend le relais, assagissant l’image pour valoriser le silence et la méditation.
Ce retour répété à la préhistoire est là pour démontrer que nous sommes tous issus de la même humanité, inquiets de la trace laissée par notre existence infinitésimale. L’orthodontiste, souffrant de solitude affective, se confie à son frère devenu pasteur en citant Léonard Woolf, le mari de Virginia: « le monde serait exactement le même si j’avais passé mon existence à jouer au ping-pong ». Le prêtre répond que s’il avait passé sa vie à jouer au ping-pong, Virginia n’aurait sans doute jamais eu la force d’écrire ses romans, ses romans qui ont au final changé le monde « pas de beaucoup, juste d’un souffle ». C’est ce souffle qui change tout. Celui auquel nous aspirons.
Pedrosa est un auteur ambitieux. Il casse les codes de la Bande dessinée. « Les Équinoxes » dévoilent un degré supplémentaire de cette volonté en mélangeant les genres et en conduisant le lecteur vers une nouvelle forme de lecture où le dessin et les textes s’entrecroisent. Moins à l’aise dans le littéraire que dans son exceptionnelle expression graphique il suit peu à peu un chemin original qui lui permet de laisser dans son domaine une trace visible. Comme l’empreinte conservée d’un pas laissé par un enfant, il y a des milliers d’années, dans la grotte de Pech Merle. Une trace poétique. Une trace de vie.
Livre Les Équinoxes, Cyril Pedrosa, Editions Dupuis, Collection Aire Libre, date de parution : 25/09/2015. 336 pages, 35 €, e-book 19,99 €
Il existe un tirage spécial numéroté et enrichi d’un dessin original signé par l’auteur (55 €).
Age du lectorat : Ado-adulte – à partir de 12 ans
Dessin et Scénario: Pedrosa
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Cyril Pedrosa est né le 22 novembre 1972 à Poitiers (Vienne).
Il apprend le dessin d’animation aux Gobelins, un établissement parisien dédié aux métiers de l’image. Il collabore au fanzine « Le Goinfre ». De 1996 à 1998, il devient intervalliste — chargé donc d’assurer les dessins intermédiaires entre deux illustrations principales — pour les studios Walt Disney de Montreuil (Seine St Denis) et travaille ainsi sur les esquisses du Bossu de Notre-Dame. Devenu par la suite assistant-animateur, il collabore également au long-métrage d’animation Hercule. Avec le scénariste David Chauvel il sort Ring Circus, chez Delcourt, une tétralogie achevée en 2004. De 2004 à 2006, ils y enchaînent les aventures spatio-temporelles de Shaolin Moussaka. Aux côtés de Cassinelli et Holbé, il anime entre 2004 et 2007 Cadavex.free.fr, un site gratuit de bande dessinée et participe à divers ouvrages collectifs parus chez Delcourt (La Fontaine aux Fables, tome 1 ; Francis Cabrel-Les Beaux Dessins ; Paroles Sans-papiers ; Premières fois)
En 2006 et 2007 sur ses propres textes, il signe Les Coeurs solitaires dans la collection « Expresso » des Editions Dupuis, puis Trois Ombres dans la collection « Shampooing » des Editions Delcourt. En 2007, il retrouve Chauvel et entame la série Brigade Fantôme dans la collection « Punaise » des Editions Dupuis. Présent également à partir de 2007 dans le mensuel Fluide Glacial, il brocarde malicieusement certains comportements « écologiques » dans Auto Bio. Sorti en 2008, l’album se voit attribuer l’année suivante, le prix Tournesol créé à l’initiative des Verts. En 2012, il obtient le Prix des Libraires de Bande Dessinée et le Prix de la BD Fnac pour Portugal entre autres (nombreuses) récompenses pour son travail.