En racontant la campagne d’Égypte de Bonaparte par l’entremise d’un aristocrate désargenté, Ferrandez nous livre un récit historique, poétique et sensuel.
Ouvrir une bande dessinée de Jacques Ferrandez, c’est accueillir chez soi la lumière unique de la Méditerranée. C’est elle qui éclabousse toutes les pages de ses ouvrages depuis quarante ans. Impossible pour l’auteur né à Alger de se détacher de ses rivages ensoleillés qui l’ont conduit à adapter des œuvres de Camus ou Giono. Son nouvel album, premier tome d’un diptyque à paraître, n’échappe pas à cette règle, une bd dont le titre rappelle d’ailleurs le grand oeuvre du dessinateur, Les carnets d’Orient, série qui racontait l’histoire de l’Algérie Française de la conquête à l’indépendance de 1962.

Avec Orients perdus, Jacques Ferrandez s’attaque de nouveau à une histoire de colonisation française mais cette fois ci c’est l’Égypte qui est visée quand Bonaparte souhaite en 1798 « apporter la civilisation » à un pays affaibli par le pouvoir mamelouk et éviter de surcroît, l’emprise anglaise. Histoire plus courte et plus réduite que l’histoire algérienne, l’auteur niçois, choisit de raconter cette conquête et son échec à travers un étrange personnage, réel et peu connu, Théodore Lascaris, jeune homme au passé aristocratique, réfugié pendant la révolution française à Nice, comté qui fait partie alors du territoire de Piémont-Sardaigne. Cet homme va fuir vers Malte, après l’irruption à Nice en 1792 des soldats révolutionnaires, cité où vécut un de ses ancêtres, grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il profite de l’annexion de l’île par Bonaparte pour embarquer avec lui vers Alexandrie, devenir républicain et intégrer le groupe de savants, d’écrivains, d’intellectuels chargés d’apporter les idéaux révolutionnaires aux égyptiens et de répertorier les richesses locales. Lascaris doit ainsi inventorier, et distribuer les bâtiments abandonnés par les mamelouks, tache administrative rébarbative et très éloignée de ses ambitions artistiques.
Derrière un récit dense, on devine une documentation recueillie imposante s’appuyant sur de nombreux textes et tableaux d’époque, Ferrandez décrypte à merveille une situation politique locale complexe dans laquelle les rivalités égyptiennes internes entre mamelouks, coptes, islamistes, rendent impossibles l’instauration d’un régime politique de substitution stable. Échec militaire, mais réussite scientifique, cette expédition va instaurer en France la mode de « l’orientalisme », que symbolisera Lascaris en revêtant la barbe, le turban et la tenue orientale à son retour en France.

Récit historique, Orients perdus est aussi un hommage à la civilisation égyptienne. L’auteur a pris un plaisir communicatif à dessiner les palais orientaux, les salons de musique, les minarets et les rues brûlantes de soleil, le Sphinx. Les doubles pages offrent de magnifiques respirations dans une aventure vécue qui nous fait rentrer dans l’intimité des militaires mais aussi dans celle de ces scientifiques, animés par l’esprit des Lumières, voulant respecter la religion islamique. Parmi ces doubles pages, six regroupent des dessins de nus, esquisses au crayon, aquarelles, fusain, comme autant d’étapes du périple de Lascaris : Nice, Malte, Alexandrie. Ferrandez semble vouloir revenir à ces débuts de l’école des arts décoratifs de Nice et à ce passage obligé de la transcription sur le papier des lignes du corps. On distingue même, comme un clin d’oeil, une silhouette de dos d’une odalisque qui rappelle celle d’Ingres peinte quelques années plus tard. Plaisir de faire ses gammes, le trait est sensuel à la recherche d’une esthétique parfaite, cette beauté que traque dès les premières pages Lascaris, utilisant ses crayons et pinceaux pour aborder le corps féminin comme une métaphore de l’attirance éternelle de l’Occident vers l’Orient.

Sensualité, chaleur, luminosité, Ferrandez nous fait partager sa fascination pour cette Méditerranée qui a rythmé toute son existence et son oeuvre. Le visage de Mariam, future femme de Lascaris, éclate de beauté. Le ciel bleu au dessus des pyramides nous ramène des siècles en arrière. Le jaune inonde le sol et les monuments de sa clarté. Entre Paris, où est rentré Bonaparte, et Le Caire, abandonné, comme Lascaris, le cœur de Ferrandez a choisi. Un choix que son dessin révèle depuis maintenant plus de quarante ans et qu’il confortera avec le deuxième tome attendu pour septembre 2026.
Orients perdus. L’aventure de Théodore Lascaris de Jacques Ferrandez. Tome 1/2. Editions Daniel Maghen. 140 pages. 23€. Parution : 24 septembre 2025. Lire un extrait
A noter une édition spéciale « Nice » avec une couverture originale et un supplément 8 pages « De Nice à l’Egypte ».
