Les Harmonies Werckmeister, 2h25, 2000, Hongrie, réalisateur : Béla Tarr, Agnes Hranitzky, scénario : Laszlo Krasznahorkai (d’après son roman La Mélancolie de la Résistance), avec Peter Fritz, Lars Rudolph, Hanna Schygulla…
« Dans le carnaval cosmique, cet homme qui prend au sérieux son rôle de planète. » (René Daumal, « La Révolution en été » in Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard, 1995, p. 112)
Un morne village pauvre, perdu en Hongrie. Une ambiance boueuse et grise. Valuska, postier « idiot » exécute son spectacle de la danse céleste des astres pour et avec les ivrognes du coin.
Ce postier simplet rend aussi service au musicien du village. Compositeur Gyorgy Eszter vit lui aussi dans un monde superposé à celui de la banalité crasse et servile. Un coin s’ouvrirait-il, et ce monde affreux (qu’il faut se garder de condamner pourtant) pourrait se trouver illuminé par la grâce de l’harmonie. Mais, ce n’est pas elle qui arrive en ville c’est, plus absurde et monstrueux que le quotidien flasque et fané, un cirque de bazar, dégingandé, grotesque. C’est surtout l’ignoble attraction : une baleine empaillée ! Prétexte pour les uns et pour les autres, le monstre absurde qui révèle comme en creux le monstrueux qu’on croyait dissimulé va déchaîner les passions féroces. La tension monte. Certains la manipulent à leur (croient-ils) avantage. Une crise de violence s’empare de la foule. Elle devient une meute sourde et muette « qui n’a même plus de colère à dire ». La baleine est comme le signe de Jonas, signe de scandale et de révélation. Plus de légende, plus de « dire », plus d’espérance, plus de merveilles nulle part, il n’en viendra plus. La colère s’éteint aussi, et seuls le duo, les deux « simples », les deux idiots qui voyaient le merveilleux conservent leur lien, leur amitié. Mais ils sont plus que jamais expulsés dans leur silence, retranchés dans leur intimité muette.
Disharmonie de ce monde et pragmatisme stérile
Sans doute le film plus noir, mais également le moins strictement réaliste de l’œuvre de Béla Tarr, Les Harmonies Werckmeister pose une énigme, dès l’orée. Qu’est ce que c’est que ce titre ? Il est aisé aujourd’hui de consulter rapidement sur internet ce à quoi il se réfère. Et, au cœur même du film, le monologue du musicien Eszter nous éclaire un peu. Mais quand même… que faire avec ce titre étrange, cette référence qui semble presque parasitaire ?
Andreas Werckmeister (1645-1706) fut les des premiers musiciens et compositeurs du XVIIe siècle à rechercher et à décrire des tempéraments inégaux. En musique, le tempérament inégal à pour but de rendre les 24 tons utilisables, mais, contrairement au tempérament égal, de leur donner la même couleur. Le musicien Eszter considère qu’il s’agit là d’une rupture avec les principes d’harmonie des anciens, mais surtout on soumettait pour la première fois la musique et l’harmonie à des principes d’utilité, de pragmatisme et d’unanimité. Une richesse qui paraît désuète et minoritaire se perd dans les couloirs du temps. Les manipulateurs pragmatiques qui toujours tirent leur épingle du jeu, dont ils sont comme les législateurs et les régisseurs, lissent le superflu, dénigrent le bas et le « vulgaire » pour se hisser vers un idéal de hauteur systématique. Ils visent toujours plus haut en évidant et en élaguant derrière eux. Tout débordement, toute remise en cause du monde tel qu’il va ou ne va pas est alors prétexte aux pragmatiques pour une « reprise en main ». Le désordre (en particulier moral) peut être préférable à un ordre bancal et finissant. Du moment que le bâton demeure dans les mêmes mains.
c’est cela, c’est l’histoire de ce déséquilibre qui est au centre de ce film terrible, ces sursauts de violence épidémique, de ces grandes révolutions qui doivent tout changer et qui, habilement travaillées et récupérées finissent toujours par ne déboucher sur rien, sur un statu quo dont l’hypocrisie grimaçante et froide n’est pas moins dure que la brutalité bestiale. Mais ni le nihilisme qui désenchante ni la violence pâle qui déchante pas plus que le cynisme qui manigance ne peuvent avoir de complète victoire. C’est aussi l’espoir de la justice transcendante et poétique qui sourd, le triomphe invisible des « idiots inutiles ». Jacques Rancière (1) a tout à fait raison de poser clairement l’opposition qui parcourt le film et qui, en définitive, fait son unité. Opposition entre intrigue narrative et intrigue visuelle. Selon la première se sont les pragmatiques qui triomphe, l’ordre revient, ils ont su utiliser à leur fin une explosion de violence imprévue (souhaitée, mais non calculée). Selon la seconde ils sont éliminés, renvoyés à leur complaisance vide, à leur contentement de néant quand les deux « doux », les deux « illuminés » bien que brisés par ce qu’ils ont vu, par cette révélation inouïe de la brutalité qui incendie le cœur des hommes, se retrouvent et renouent, inversée, leur relation d’harmonie. Eszter devient celui qui, attentif, soigne et aide le pauvre Valushka, poussé encore un peu plus hors du monde du conflit et du monstrueux, lui qui traversait la médiocrité en la transformant par son regard.
La fatalité d’une violence sans cause
Dans la scène de l’émeute, scène de destruction et de désolation de la fureur de la foule, deux hommes sont arrêtés, stoppés dans leur colère dévastatrice parce qu’ils se trouvent amenés devant un vieil homme nu, qui tremble debout devant un mur. Avec la distance que lui permet son humour, Bela Tarr déclare dans un entretien que ces hommes mettent un terme à leur rage parce que devant eux il y a un mur… C’est bien possible. Bien possible qu’en effet les acharnés, les possédés soient mise en déroute par un simple obstacle, bien possible que la soif de vengeance soit à ce point aveugle qu’elle ne voit même pas l’homme, l’homme nu qui n’a plus rien à perdre. Probable que ce dénuement extrême ne l’émeuve pas et soit incapable de la désarmer, de la mettre à genoux. Alors la question se pose encore plus implacablement à nous, nous les voyeurs… Spectateurs passifs que faisons-nous, que nous est-il donné de faire devant ces images impossibles. Réalistes, mais pas réelles. Ces scènes jouées qui ne nous renvoies à rien d ont nous ayons l’expérience vécue ? Mais le réalisme de Tarr, son regard, réaliste perçoit de manière précise et globale, non pas pointilliste, le concret des opérations des idées ou des attitudes humaines dans le délitement du réel, dans cette déchirure du « tissu de l’humanité ». L’utilisation du noir et blanc permet une moindre dissipation de ce regard. Ajouté à la technique du plan-séquence, des scènes répétitives jusqu’à l’hypnose accompagnées d’une musique tonale, sobre, mais enveloppante le noir et blanc participe activement à une construction du temps qui évoque la totalité sans jamais perdre de vue la singularité. Dans ces séquences longues, étirées les êtres et les choses finissent par tourner leur visage vers nous, leur authentique face humaine hors de cet espace-temps qu’ils participent consciemment ou pas à transmuter en cette opaque matière qui engloutit tout, avilissante et dévorante.
L’idiotie comme porte de sortie
Valushka et Eszter sont les deux caractères principaux à nous montrer cette voie, ce principe de justice poétique, l’éviction de l’ordre peut aussi se révéler échappement au nihilisme et résistance à sa fatalité cyclique de crise violente. Les deux excentriques sont des amoureux éperdus de l’harmonie. Ils ont, finalement, cet essentiel, cet à-côté qui permet de mesurer la justesse ou « l’injustesse ». Des idiots aux yeux aveuglés du monde. Le grec idiotes désigne toujours le « moins-disant » (celui qui écrit en prose, par exemple, opposé au poète), il vient de idios qui distingue ce qui est à l’écart, mais aussi ce qui est propre à chacun, personnellement. L’idiotie de Valushka et Eszter tient de tout cela. A l’écart il révèlent leurs visages, différents, mais peuvent aussi illuminer le monde, soit dans ces belles et contradictoires différences, soit dans sa monstrueuse et grouillante indifférenciation. Mais le monde ne veut voir que la baleine, l’hideuse bête-chose morte, le qu’il a laissé l’engloutir. La furie le prend, il détruit tout pour déchirer le corps du Léviathan qui l’enserre et qu’il a reconnu pour soi. Ce sera pour tout reconstruire, à l’identique, pour reconstituer le lourd pachyderme. La violence n’est que l’instant agonique paroxystique de la loi hideuse de l’identité, le visage de l’autre doit être conforme au même. Les deux idiots ressuscitent (double Jonas) (2), mais le monde demeure enclos.
Dans un entretien Bela Tarr souligne que, le trait commun de tous leurs films (puisque, modeste et réaliste, le bonhomme sait bien qu’un film c’est une œuvre collégiale) réside dans l’importance accordée à la dignité de la personne. Les Harmonies Werckmeister en est une preuve touchante. Œuvre stridente et émouvante qui fait émerger dans un temps suspendu et profond la sublimité de l’humble, la faible, mais inviolable, lueur de l’être humain parmi les trop humaines ténèbres des masses unanimes.
(1) Jacques Rancière est l’auteur d’un livre très pertinent consacré à l’art de Bela Tarr, Bela Tarr, le temps d’après, Capricci, Paris, 2011.
(2) Les prophètes de l’Ancien Testament étaient d’ailleurs souvent nommés meshugga, fous. Pour ne rien dire de la vénération dans laquelle sont tenus en Europe de l’Est et en Russie les « fols-en-Christ », yourodivy russes, Bozji ljudi serbes…