À Rennes, le Black Friday ou le commerce entre épuisement salarial et alternative solidaire

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black friday rennes

À Rennes, le Black Friday 2025 ne se résume plus à des rabais agressifs collés sur des vitrines. Il est devenu un miroir, parfois cru, des tensions qui traversent le commerce hexagonal : d’un côté, les salariés qui disent « ça ne peut pas continuer comme ça » ; de l’autre, des commerçantes et des structures solidaires qui refusent de sacrifier l’éthique au marketing. Entre les deux, la grande machine promotionnelle tente vaille que vaille de sauver un modèle d’hyperconsommation qui montre ses limites.

« Ça ne peut pas continuer comme ça » : à la Fnac de Rennes, un Black Friday sous tension

Le plus visible, ce week-end, ce n’est pas seulement la cohue des bonnes affaires, mais la grève. À la Fnac, à Rennes comme dans tout le pays, les salariés ont été appelés à se mobiliser. Ce n’est pas une colère d’un jour, mais le symptôme d’un malaise installé : 84 à 86 % des employés sont au SMIC ou à peine au-dessus, alors que l’enseigne multiplie — en plein Black Friday — des objectifs de vente digne d’une usine à flux tendus dhinoise.

Derrière les chiffres, il y a une réalité structurelle : un modèle d’organisation du travail devenu aberrant. Selon les syndicats, l’entreprise fonctionne avec environ 15 % de cadres très bien payés, concentrant le pouvoir décisionnel et la gestion managériale, et 85 % de salariés d’exécution sous-rémunérés, sans encadrement intermédiaire stable. Un « trou » organisationnel qui produit mécaniquement surcharge, déresponsabilisation et perte de sens. Le résultat ? Des équipes épuisées, une hiérarchie inaccessible et une impression d’abandon qui s’exprime désormais à ciel ouvert.

« On nous demande d’être partout, tout le temps, sans moyens », répètent plusieurs salariés interrogés ailleurs en France. Rennes ne fait pas exception. Et voir cette colère éclater précisément au moment où le Black Friday génère un des pics de chiffre d’affaires annuels pose une question simple : peut-on sérieusement fonder un modèle économique sur une main-d’œuvre laminée ?

Le “Black Friday à la rennaise” : entre vitalité locale et ambiguïté structurelle

Ectant ce tableau social, les acteurs du commerce rennais ont décidé de jouer une autre carte, celle de la proximité. Pour la première fois, les commerces du Pays de Rennes ont ouvert ce dimanche 30 novembre en espérant capter une clientèle qui, autrement, filerait vers les plateformes numériques. L’idée est séduisante : combiner bons plans et proximité, encourager les habitants à acheter « chez nous » plutôt que sur Amuzcon, Témou, Bandiexpress et autre plateformes en ligne, et soutenir un tissu de petites entreprises fragilisées par l’inflation et la concurrence mondiale.

Mais l’exercice reste ambivalent. Car ce « Black Friday à la rennaise » repose lui aussi sur des horaires élargis, une pression accrue, et une intensité commerciale que l’on sait difficile à absorber pour les salariés comme pour les indépendants. Beaucoup y voient une nécessité économique ; d’autres y lisent le signe d’un système qui peine à se réinventer autrement que par la sursollicitation.

L’autre Rennes : celle qui refuse le Black Friday et invente autre chose

À quelques rues des grandes enseignes, une autre histoire s’écrit, bien plus conforme aux valeurs de l’économie sociale et solidaire. Les commerçantes du centre-ville qui affichent clairement leur refus du Black Friday proposent des alternatives fondées sur la qualité, la durabilité et la sobriété. Elles rappellent qu’une économie locale peut vivre sans brader ses marges ni sacrifier ses convictions.

Ainsi, la boutique Artisans du Monde, ouverte à Rennes depuis trente ans, incarne une forme de résistance paisible mais déterminée avec un commerce équitable, transparent, respectueux des producteurs, où le prix n’est pas un piège mais un contrat moral. Chaque année, l’enseigne rappelle que la valeur d’un produit ne se mesure pas au montant de la réduction, mais à la dignité de ceux qui l’ont fabriqué.

Cette vision du commerce, minoritaire mais inspirante, met en lumière le fossé croissant entre deux modèles : l’un fondé sur le volume, le turnover et l’urgence permanente ; l’autre sur la justice économique, la résilience locale et une consommation choisie plutôt que dictée.

Deux récits, deux futurs possibles

Le Black Friday rennais de 2025 montre finalement une chose, nous ne vivons plus dans un modèle unique du commerce. Trois récits s’entrechoquent :

  • Celui de la grande distribution culturelle, qui peine à masquer l’épuisement d’équipes sous-payées et l’impasse d’une organisation pyramidale déconnectée du terrain.
  • Celui des institutions locales, qui tentent de sauver le commerce physique en reprenant les codes du marketing global, sans toujours interroger les limites du modèle.
  • Et celui, plus fragile mais plus durable, des boutiques équitables, des commerçantes indépendantes et des alternatives solidaires, qui rappellent qu’un autre commerce est possible — et qu’il existe déjà.

Vers un commerce relocalisé, juste et soutenable ?

Si l’on veut sortir de l’impasse, il faudra sans doute regarder du côté de ces acteurs de l’économie sociale et solidaire qui, depuis des années, posent les questions que le Black Friday rend brûlantes : D’où viennent nos produits ? Qui les fabrique ? Qui en profite ? Qui en souffre ?

À Rennes, cette année, la réponse ne vient pas des écrans géants, mais des visages fatigués des vendeurs et des vendeuses de la Fnac. Elle vient aussi de celles et ceux qui, dans l’ombre des hypermarchés et des centres commerciaux, persistent à défendre un commerce éthique, humain et à taille humaine.

Entre ces deux chemins, il faudra choisir. Et si le Black Friday a encore un rôle à jouer, ce n’est peut-être plus celui d’une fête de la consommation, mais celui d’un révélateur : le commerce de demain ne pourra être ni injuste, ni inhumain. Il devra être durable, local, équitable et socialement soutenable. Autrement, il n’y aura tout simplement plus de commerce.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.