Bugonia de Yórgos Lánthimos, la guerre des vérités ou comment l’époque fabrique des marionnettes

723
bugonia film

Avec Bugonia, Yórgos Lánthimos poursuit son dispositif favori qui consiste à poser une intrigue comme on pose un piège afin de capturer un fragment de notre époque, de l’immobiliser un instant, et de le rendre visible au prix d’un malaise.

Le film commence comme une farce paranoïaque – deux hommes persuadés d’avoir identifié l’ennemie absolue – et glisse, par degrés, vers une comédie noire de plus en plus irrespirable. On rit, parfois franchement. Et l’on se surprend aussitôt à se demander : pourquoi ce rire sonne-t-il comme un réflexe de défense ? De défense langagière… Bugonia met en scène une guerre des vérités et l’étrange “bugonia” antique – la naissance des abeilles à partir d’un bœuf – comme si notre époque, à défaut d’aimer la vérité, ne savait plus que la fabriquer en se fabriquant elle-même comme marionnette.

Le point de départ est d’une simplicité trompeuse. Deux cousins qui entretiennent une bulle où ils apparaissent les derniers êtres lucides d’un monde en perdition, kidnappent d’une manière amateure la puissante dirigeante d’un grand groupe pharmaceutique. Car cette femme serait une extraterrestre envoyée afin d’asservir l’humanité. On pourrait imaginer un film “sur” le complotisme, l’une de ces satires contemporaines qui confirment le spectateur dans son bon sens, son biais cognitif qui est nécessairement le meilleur car le monde est nécessairement un miroir de son égo. Mais Lánthimos déteste la consolation. Très vite, Bugonia cesse d’être un récit “contre” quelque chose ; il devient un récit “sur” la manière dont, aujourd’hui, les récits eux-mêmes se battent, se dévorent, s’excluent.

Car l’enjeu central n’est pas tant de savoir qui a raison – qui ment, qui délire, qui manipule – que de regarder comment la vérité se transforme en arme, comment la certitude devient une architecture mentale qui autorise tous les gestes. Et c’est ici que le film frôle l’impensable : la vérité n’est plus seulement discutée, elle est performée, mise en scène, instrumentalisée — jusqu’à produire ses propres sophismes, ces raisonnements qui ont l’air irréfutables parce qu’ils ferment la discussion au lieu de l’ouvrir. Ce que le film met au travail, au plan intime et au plan politique, c’est ce nouveau champ de lutte psycho-philosophico-esthétique. Une guerre où l’on ne se contente plus de s’affronter pour l’argent ou pour le pouvoir, mais pour les régimes de sens, pour les cadres de réalité, pour la manière même de percevoir ce qui arrive. Dans ce paysage, les individus ne sont plus des sujets stables ; ils deviennent des surfaces d’inscription, des “personnages-valeurs”, des traducteurs involontaires des forces qui les traversent, des véhicules, des marionnettes d’eux-mêmes, et des points de vue en miroir du monde qui les conditionne.

Le réalisateur grec Lánthimos s’intéresse depuis l’origine à cette zone où l’humain se dérègle. Non pas seulement au plan psychologique (la folie, la névrose, l’obsession), mais au plan social. Comment une époque produit des comportements, comment une norme fabrique des corps, comment un langage modèle des affects… Bugonia radicalise ce geste. D’un côté, Teddy (Jesse Plemons), homme du ressentiment et de la conviction, persuadé de “voir clair” là où le monde vacille. De l’autre, Michelle (Emma Stone), incarnation glacée d’un système intégré, une femme, marionette du capitalisme manipulateur, qui maîtrise les codes, les signaux, les postures, et dont l’autorité est d’autant plus redoutable qu’elle n’a pas besoin d’élever la voix. Entre eux, il n’y a pas seulement un conflit social – “losers” contre “winners” – mais un conflit de langage. Deux mondes qui ne se parlent plus parce qu’ils n’habitent plus le même réel.

C’est là que le film devient profondément contemporain. La scène de séquestration n’est pas seulement une scène de violence ; c’est une scène de communication impossible. Chacun vient avec son système d’explication, sa morale, sa cosmologie. Chacun veut imposer au monde une cohérence totale. Et cette quête de cohérence, au lieu de délivrer, déshumanise. La personne se vide, elle devient l’avatar de son récit.

L’idée la plus forte de Bugonia est peut-être que la certitude mordicus n’est plus seulement une erreur ou une pathologie, mais qu’elle est devenue, au temps de l’information en continu et des réseaux sociaux, une puissance structurante. Une architecture qui donne une forme positive à l’angoisse. Teddy n’est pas un simple “imbécile” à moquer ; il est l’exemple d’une conscience violentée depuis l’enfance, qui se reconstitue à partir d’un besoin violent de sens. Là où la vie a été écrasée – par la pauvreté, l’humiliation, l’impuissance, une mère délirante, un auxiliaire à domicile qui le gardait enfant et abusait de lui avant de devenir policier – une théorie totalisante vient proposer un ordre, un ennemi, une mission. Le complotisme, ici, n’est pas réduit à un gag ; il est montré comme un refuge mental qui finit par exiger des sacrifices. Et ce qui rend l’observation plus inquiétante, c’est que la violence n’apparaît pas comme un dérapage ; elle apparaît comme une conséquence logique. Dans les pas de Dostoïevski, chez qui Ivan Karamazov affirme que “si Dieu n’existe pas, alors tout est permis”, le récit de Lánthimos dit : “Si On sauve l’humanité, alors tout est permis”.

Dans ce cadre, Yórgos Lánthimos refuse, en même temps, de transformer l’élite en simple contre-champ moral. Michelle n’est pas la figure de la raison face à la folie ; elle est une autre forme de certitude, autrement armée. Elle représente le cynisme d’une machine axiologique, un monde où la valeur se mesure, où l’humain se gère, où le discours se performe. Elle est parfaitement intégrée à un système vidé de sens, et ce vide n’est pas un manque : c’est une stratégie. Là encore, la personne se vide, mais dans l’autre direction ; non plus vidée par la misère et la rage, mais vidée par la maîtrise et l’impunité. Le film n’oppose pas la folie au bon sens , il oppose deux manières d’être possédé par un récit, deux formes de mise en marionnette. La tragédie, chez Lánthimos, n’est pas seulement que les gens se déchirent, mais qu’ils se déchirent au nom de récits qui les dépassent, et qui finissent par parler à leur place.

Ce face-à-face fonctionne d’abord parce que les acteurs y sont prodigieux. Emma Stone, une fois de plus, ne “joue” pas seulement, elle compose un organisme social. Son regard, sa diction, son économie de gestes, tout fabrique une souveraineté froide, presque inhumaine, qui fascine autant qu’elle révolte. Jesse Plemons, lui, apporte la dimension tragique du film en donnant à Teddy une intensité sourde, une fragilité presque enfantine, une violence qui semble toujours à deux doigts de se renverser en pleurs. Ce n’est pas un duel de “bons” et de “méchants”, c’est une collision de forces. L’histoire peut paraître simple, voire outrancière, mais l’affrontement est complexe, parce que les corps disent plus que les mots et les mots plus que les corps.

Bugonia adopte la forme de répétition des mots avec des interrogatoires, renversements, humiliations, nouvelles tentatives de convaincre, nouvelles scènes où chacun resserre sa logique. Cette répétition est brillante, car elle mime la mécanique de la certitude, ce disque rayé de l’époque où l’on n’écoute plus, où l’on récite, où l’on “prouve” à l’autre qu’il est fou. Mieux encore, Lanthimos la radicalise quelques instants jusqu’à ce que la mimésis devienne inertie ; le film donne alors l’impression de se complaire dans la boucle comme si l’enfermement mental devait se traduire en enfermement narratif. La mise en boucle se confond avec la stase et l’argument esthétique se paie d’un coût dramatique (le spectateur, lui aussi, doit éprouver l’épuisement).

Certains n’y verront qu’une satire socio-économique lourde, trop frontale, trop facile : rednecks contre élite, Big Pharma contre prolos complotistes, écologie en arrière-plan comme évidence morale. Là encore, le film marche sur une arête. Il vise tout le monde et tire sur tout être qui bouge. Pour autant, Lánthimos ne cherche pas seulement à dénoncer, il cherche à mettre en évidence un système afin de nous inviter à l’élucider. La satire, chez lui, n’est pas un discours ; c’est une opération ; il grossit les traits pour faire apparaître les structures. Certes, ce grossissement peut être reçu comme du mépris. Et le film, de fait, n’est pas un film charitable. Il a cette froideur glaçante que plusieurs spectateurs associent à Lánthimos : on admire, on rit, on s’inquiète, mais on ne se sent pas “pris dans les bras”. C’est une dissection, non une réconciliation.

Ce qui empêche la dissection de devenir pure démonstration, c’est la forme. Bugonia est un film d’atmosphère, de texture, d’angles. La mise en scène travaille l’enfermement ; l’espace se resserre, la lumière racle, la caméra observe avec une précision presque cruelle les micro-gestes de la domination. Les plans ne sont pas de simples cadres mais des instruments de pression. Bugonia est misanthrope, mais pas indifférent. Il regarde l’humain se défaire, et il en fait une expérience esthétique qui n’a rien d’un triomphe.

Reste la fin. C’est précisément ici que le film devient le plus intéressant. Il faut accepter de déplacer la question, car il ne s’agit pas de trancher “le vrai” du “faux”, mais de voir comment l’époque transforme cette distinction elle-même en champ de bataille.

Que Michelle (Emma Stone) soit ou non une extraterrestre est, au fond, une non-question. Et c’est précisément ce que Bugonia met en scène avec une lucidité presque cruelle. La question fonctionne comme le chat de Schrödinger : qu’il soit terrestre ou extraterrestre, vivant ou mort, n’altère en rien la structure du problème. Le film ne nous demande pas de trancher ; il nous montre que le fait même de vouloir trancher est déjà un piège.

Lorsque Michelle “sort de la boîte” sous la forme d’un artefact extraterrestre, Lanthimos n’opère pas un retournement réaliste, encore moins une validation tardive du délire complotiste. Il mobilise un artifice conceptuel, proche de la figure philosophique du mauvais génie : non pas une révélation, mais un opérateur apocalyptique. Une figure-limite chargée d’emmener à son terme la guerre des discours — non en la résolvant, mais en la dissolvant dans la destruction collective.

C’est pourquoi le vaisseau extraterrestre est volontairement bricolé, artisanal, presque grotesque avec son esthétique néo-1970. Il ne cherche jamais la crédibilité. Il n’a aucune valeur réaliste, seulement une valeur opératoire et symbolique. Yorgos Lanthimos signale ainsi très explicitement que nous ne sommes pas dans un registre de science-fiction spéculative, mais dans une mise en abyme du conflit lui-même. Le vaisseau ne vient pas du ciel, il surgit du langage, de l’impasse discursive où les personnages — et, au-delà, notre époque — se sont enfermés.

Ce choix esthétique est capital, car il redouble et retourne la fausse opposition entre sciences “autorisées” et doxa populaire, entre rationalité institutionnelle et croyances complotistes (Zone 51, extraterrestres, manipulations occultes). Le film ne dit pas : “les uns ont tort, les autres ont raison”. Il montre que tous les porteurs de discours sur le monde, quel que soit leur registre — scientifique, technocratique, militant, complotiste, moral, écologique — sont désormais engagés dans une guerre de la vérité où l’enjeu n’est plus la justesse, mais la domination.

Dans Bugonia, la vérité n’est plus un horizon commun ; elle est devenue une arme de destruction massive.

C’est ici que le film touche à quelque chose de plus profond, et de plus inquiétant. Yórgos Lánthimos ne filme pas seulement une époque saturée de récits concurrents ; il filme l’effondrement d’un modèle ancien — que son origine grecque rend particulièrement sensible – le rapport socratique entre discours et vérité. Autrement dit, l’idée qu’une énonciation — par le dialogue, l’argumentation, l’examen critique — puisse encore produire du vrai, ou du moins du partageable.

Or, dans Bugonia, ce rapport est en crise terminale. Toute tentative d’énonciation est immédiatement contrée, neutralisée, invalidée. Chaque discours rencontre son contre-discours non comme débat, mais comme annulation. La parole ne vise plus à éclairer ; elle vise à disqualifier. Il ne s’agit plus de convaincre, mais de réduire l’autre au statut de marionnette — folle, manipulée, aliénée, dangereuse.

C’est en ce sens que le film est profondément nihiliste — mais pas au sens vulgaire d’un “tout se vaut”. Il met en scène une situation où plus rien ne peut valoir, parce que le dispositif même de production du sens est devenu inopérant. Le langage tourne à vide. Les personnages parlent beaucoup, mais aucun discours ne peut plus ouvrir une sortie. Ils sont enfermés dans une séquence close, autoréférentielle, où chaque affirmation renforce la violence au lieu de la dissiper.

Yorgos Lanthimos ne nous dit donc pas que l’humanité disparaîtra à cause d’extraterrestres, ni même à cause des complotistes ou des multinationales et du techno-capitalisme. Il dresse un constat bien plus dérangeant, l’humanité se dirige vers l’autodestruction parce qu’elle ne sait plus produire de vérité commune, parce que toute tentative d’énonciation est aussitôt perçue comme une agression ou une manipulation.

La fin de Bugonia n’est pas une prophétie mais une figure logique. La destruction du monde n’est pas une punition extérieure, mais l’aboutissement interne d’une guerre totale des discours. Quand tout est vérité, plus rien ne l’est. Et quand plus rien ne l’est, il ne reste que le geste final : le reset.

Le reset tranche au plan symbolique notre fatigue collective. Ce moment où l’humanité, saturée de récits et de violences légitimées donne l’impression de vouloir “rebooter” faute de savoir se réparer. Bugonia ne dit pas “le monde est foutu”. Il montre comment, à force de se battre pour des vérités incompatibles, nous devenons les figurants d’un monde déjà post-humain — et comment le nihilisme, une fois nommé, cesse d’être une tentation esthétique pour redevenir une question politique.

C’est pourquoi à mon avis, Bugonia ne fait nullement l’apologie du nihilisme, il en fait le diagnostic. Yorgos Lanthimos ne célèbre pas la fin de l’humanité, il montre le point vers lequel nous nous dirigeons lorsque le langage cesse d’être un lieu de rencontre pour devenir un champ de bataille permanent.

Nommer ce nihilisme, le rendre visible, le pousser jusqu’à son image-limite, n’est pas un geste de complaisance. C’est un geste d’alerte. Le film agit comme un miroir noir. il ne propose aucune solution, aucune rédemption, parce que ce serait mentir sur l’état du monde qu’il observe. Il montre une impasse — et nous laisse face à la responsabilité d’en reconnaître la réalité.

En ce sens, Bugonia n’est pas un film “à twist”, ni même un film “à message”. C’est un film sur l’impossibilité contemporaine du message lui-même. Un film qui constate, avec une froideur clinique et une ironie désespérée que la guerre des vérités a remplacé la recherche du vrai — et que cette substitution pourrait bien être le véritable moteur de notre autodestruction. Bugonia filme un monde où l’on n’aime plus la vérité — non comme idée régulatrice mais comme horizon commun — et ce rejet fait qu’on ne sait plus quoi en faire, sinon s’en servir contre l’autre. Il filme un monde qui s’emploie à vider le concept même de vérité jusqu’à s’en débarrasser, une société où le monde des idées est en phase terminale. C’est ainsi que la farce (d’Aristophane) devient tragédie (de Laos).

« Bugonia » ?

Bugonia est un terme ancien issu du grec bous (le bœuf) et goneia (la génération, la naissance). Dans l’Antiquité — notamment chez Virgile, Aristote ou Pline l’Ancien — la bugonia désigne une croyance proto-scientifique selon laquelle des abeilles pouvaient naître spontanément de la chair en décomposition d’un bœuf sacrifié. Cette théorie aujourd’hui reconnue comme fausse n’en demeure pas moins fascinante, car elle témoigne d’une tentative ancienne de produire du vivant à partir du cadavre, de faire surgir l’ordre et la continuité depuis la destruction. La bugonia est ainsi un mythe de régénération par la mort, situé à la frontière du savoir, de la croyance et du rituel.

Le choix de ce titre par Yórgos Lánthimos est hautement significatif. Bugonia ne raconte pas l’invasion d’extraterrestres, mais la tentative désespérée d’une humanité en crise de sens de fabriquer un « reset », une renaissance artificielle, à partir de l’effondrement de ses propres régimes de vérité. Comme dans la bugonia antique, le dispositif est faux au plan scientifique, mais opératoire au plan symbolique. Le film suggère ainsi que, lorsque la vérité n’est plus aimée ni partagée, il ne reste parfois que des mythes de substitution — des récits apocalyptiques ou régénérateurs — pour tenter de donner une forme à la fin d’un monde.

Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.