Rennes commémore le camp d’internement des Tsiganes entre 1940 et 1945

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Le camp d'internement de nomades à Rennes, entre 1941 et 1944 • Musée de Bretagne

À Rennes, au croisement de la rue Le Guen de Kérangal et du boulevard Albert-1er, se trouvait entre novembre 1940 et janvier 1945 un camp d’internement départemental où plus de 400 personnes dites alors « nomades » ont été enfermées par les autorités françaises à la demande de l’occupant. À l’appel de l’ANGVC (Association nationale des gens du voyage catholiques), de l’Association des Gens du Voyage d’Ille-et-Vilaine (AGV35) et avec le concours du Musée de Bretagne, une journée de commémoration marque le 80e anniversaire de la libération du camp au mois de novembre 1945.

Longtemps, la réponse à la question « un camp à Rennes ? pour les nomades ? » a été le silence, l’ignorance ou le déni. Le patient travail mené dans les années 2000 par le MRAP d’Ille-et-Vilaine, l’AGV 35, le service éducatif des Archives, la Ville de Rennes et surtout une classe de Première littéraire du lycée Chateaubriand a permis de briser ce silence et de réinscrire cet épisode dans l’histoire rennaise.

Le point de départ est très concret. Au début des années 2000, le MRAP 35 cherche à documenter un camp dont « on savait qu’il avait existé » aux Champs-Manceaux mais dont il ne restait presque rien dans les Archives municipales. La situation est inhabituelle, aucun dossier constitué, aucun suivi administratif local complet, comme si le camp n’avait pas existé. Cette absence d’archives municipales donne tout son sens à l’enquête militante. Le partenariat avec l’AGV 35 et le lycée Chateaubriand permet alors de croiser plusieurs sources : archives départementales d’Ille-et-Vilaine (cote 134 W 18), archives nationales (F7-15099), correspondances de la préfecture, mais aussi témoignages oraux de voyageurs internés enfants.

Le résultat est la brochure Histoire et mémoire. Le camp d’internement des nomades de Rennes (MRAP 35, AGV35, lycée Chateaubriand, 2012), illustrée par Kkrist Mirror, qui reconstitue la vie du camp, le contexte législatif (loi de 1912, décret du 6 avril 1940, ordonnances allemandes d’octobre 1940), les témoignages et la localisation précise du site. Notre article s’appuie sur ce matériau.

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Un camp voulu par les autorités françaises, dans un cadre déjà discriminatoire

  • 16 juillet 1912: imposition du carnet anthropométrique aux « nomades », avec signalement obligatoire à chaque commune.
  • 6 avril 1940: décret français d’interdiction de circuler et d’assignation à résidence pour les nomades, avant même l’Occupation.
  • 4 octobre 1940: l’occupant impose l’internement en zone nord et demande que les camps soient surveillés par la police française.
  • 29 octobre 1940: lettre allemande au préfet d’Ille-et-Vilaine exigeant le regroupement des nomades dans un camp à Rennes et l’envoi d’un « règlement du camp ».

Autrement dit, Rennes n’a pas improvisé. Le camp répond à une politique nationale de contrôle et de mise à l’écart d’une population déjà fichée depuis 1912 et déjà considérée comme « indésirable » dans les rapports de gendarmerie. Ce que montrent très bien les procès-verbaux de Domloup ou Châteaugiron. On y accuse systématiquement les mêmes familles de « rapines », de « manque d’hygiène », d’ivresse, sans preuves, souvent sur la base de la peur ou du préjugé. Ces rapports servent ensuite de base pour justifier l’internement.

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Un « petit camp » très encadré

Le rapport du docteur Aujaleu (15 octobre 1942) décrit Rennes comme un « tout petit camp » à faible effectif (de 130 à 186 personnes selon les années) mais très organisé avec des clôture barbelée, deux grands bâtiments, roulottes autorisées à l’intérieur, direction nommée par le préfet, six gardiens armés, poste de gendarmerie à proximité, médecin et infirmière, ravitaillement sous rationnement, école dans le camp (Secours national) et parfois école publique du quartier. Les hommes pouvaient, avec autorisation, travailler dehors mais devaient rentrer à 18 h.

Ce tableau administratif est toutefois corrigé par les témoins qui soulignent nourriture insuffisante, boue, réquisitions arbitraires (lettre du 13 février 1941 qui relate le passage de soldats allemands qui emportent roues et pneus des forains), refus de laisser sortir pour « commissions » alors que les familles sont dépendantes du camp. Le directeur a un pouvoir décisif ; c’est lui qui filtre toutes les demandes avant qu’elles n’arrivent au préfet ; c’est lui aussi qui peut proposer le transfert dans des camps plus durs (Moisdon-la-Rivière, Montreuil-Bellay) en cas de « mécontentement ».

Nomades… mais pas seulement

Les documents de 1941-1944 montrent que le camp rennais n’a pas accueilli uniquement des familles dites « manouches » ou « bohémiens ». Y ont aussi transité des internés administratifs tels que vagabonds, étrangers sans papiers, prostituées d’Orléans de passage. Tous ceux que la préfecture qualifiait d’« indésirables » pouvaient être envoyés au camp du Pigeon Blanc. Cela confirme ce que les historiens comme Denis Peschanski appellent « la France des camps », une filière d’internement très souple, prête à accueillir toute personne jugée encombrante.

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Vies familiales brisées, libérations tardives

Les parcours de la famille L ou de la famille M, reconstitués par les élèves du lycée Chateaubriand, montrent que l’internement pouvait durer plus de vingt mois, que la preuve de sédentarisation (terrain acheté à Châteaugiron, maison louée, 3 000 francs d’économies) était exigée pour sortir, et que même lorsque les conditions étaient remplies, le directeur pouvait encore bloquer. Dans plusieurs cas, on voit des familles libérées en 1943 être à nouveau stigmatisées dans les villages où elles tentent de se fixer, parce qu’elles portent désormais l’étiquette d’anciens internés.

Mémoire orale: la misère, le froid, la honte

Les témoignages recueillis auprès de M. et Mme Caséach, de Madeleine Wiss, de « Cocotte » Weiss, de Marie Adam ou de la voisine du camp, Mme Jehanin, sont précieux parce qu’ils réintroduisent le sensible. Ils rappellent plusieurs constantes:

  • on n’aimait pas « reparler des camps » parce que « c’est trop de misère »;
  • ce sont des gendarmes français qui venaient chercher les familles, parfois au petit matin, et qui gardaient le camp;
  • des voyageurs rennais venaient discrètement la nuit apporter à manger;
  • les enfants ont été marqués durablement (faim, maladies, humiliation, scolarité intermittente);
  • après la guerre, beaucoup ont demandé des attestations d’internement (en 1962-1963 encore) pour faire reconnaître ce qu’ils avaient subi, et se sont heurtés à l’embarras de l’administration.

Ces récits comparent aussi Rennes à Montreuil-Bellay ou Jargeau. A Rennes, « ce n’était pas les mêmes camps » parce qu’on pouvait parfois sortir, travailler, conduire les enfants à l’école. Mais le fond reste le même, une privation de liberté pour un motif de mode de vie.

« Leur histoire est notre histoire »

La plaque apposée en 2012 par la Ville de Rennes reprend exactement le message que portaient MRAP 35, AGV 35 et les enseignants : il ne s’agit pas d’une histoire « des Gens du Voyage », il s’agit d’une histoire rennaise. Le camp était là, au Pigeon Blanc; la ville s’est étendue dessus dans les années 1968-1970; si l’on ne fixe pas aujourd’hui ce souvenir, il disparaît avec les derniers témoins. C’est aussi pour cela que le dossier insiste sur la méfiance actuelle de nombreuses familles vis-à-vis des aires d’accueil entourées de grillages, car la mémoire des barbelés n’est pas si ancienne.

La cérémonie du 12 novembre 2025

La commémoration se tient à l’Espace social et culturel Aimé-Césaire (Champs-Manceaux) et s’accompagne d’une exposition présentée du 27 octobre au 14 novembre 2025 en partenariat avec le Musée de Bretagne. Au programme : prises de parole des associations de voyageurs, rappel historique du fonctionnement du camp, évocation des familles internées et de leur descendance, lecture de textes. L’objectif est double: rendre hommage aux personnes enfermées à Rennes sous l’Occupation et transmettre cette histoire aux Rennais d’aujourd’hui, alors que la Ville déploie en 2025 un nouveau chemin de mémoire consacré à la Seconde Guerre mondiale.

Un enjeu toujours actuel

Parler du camp d’internement des nomades de Rennes en 2025, c’est aussi rappeler que l’antitsiganisme a une profondeur historique et administrative. Ce n’est pas seulement une question de préjugés, mais de textes, de fichiers, d’assignations à résidence qui ont perduré après-guerre. D’où l’importance, pour les associations de voyageurs, de faire reconnaître cet internement comme on reconnaît d’autres persécutions de la période 1939-1945 afin de rétablir les faits, redonner une dignité aux familles, pour que la ville inclue pleinement cette histoire dans ses récits officiels.

En accueillant cette commémoration, Rennes reconnaît que sur son territoire, entre 1940 et 1945, la République – alors sous régime d’exception – a privé de liberté des citoyens français uniquement parce qu’ils étaient Tsiganes ou voyageurs. Elle reconnaît aussi que cette histoire a été peu enseignée et peu montrée. Le geste est tardif, mais il permet de relier la plaque, les travaux d’archives, les récits familiaux et la parole des associations dans un même espace public.

Sources

  • MRAP Ille-et-Vilaine, Histoire et mémoire. Le camp d’internement des nomades de Rennes (1940-1945), avec l’AGV 35 et la classe de Première littéraire du lycée Chateaubriand, Rennes, 2012.
  • Arlette Dolo, Historique du camp des nomades de Rennes, 1939-1945, IUT Rennes, 1986, Archives dép. d’Ille-et-Vilaine, 2 J 614.
  • Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, cote 134 W 18.
  • Archives nationales, F7-15099 (rapport du camp départemental des nomades et internés administratifs de Rennes au préfet d’Ille-et-Vilaine, 20 janvier 1942; rapport du Dr Aujaleu, 15 octobre 1942).
Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.