Tracy Chevalier avait imaginé, avec son roman La jeune fille à la perle, la genèse d’une peinture iconique de Vermeer. Avec Car si l’on nous sépare Lisa Stromme, nouvelle romancière anglaise, reprend à son tour ce thème en se consacrant au plus grand peintre du nord de l’Europe, Edvard Munch, et à son chef d’œuvre, Le Cri. Efficace et séduisant.
Nous sommes en 1893 à Asgardstränd, en Norvège. C’est le début de l’été et les riches habitants de Kristiania, la future Oslo, viennent passer les plus longs jours de l’année au bord d’un majestueux fjord. En hauteur, devant une maison à la façade couleur moutarde, des tableaux dominent la mer. Ils sont disséminés dans le jardin semblant pousser comme des plantes sauvages parmi les herbes folles et faire partie intégrante de la nature. C’est la maison d’un peintre, de celui qui va devenir le plus célèbre de leurs compatriotes: Edvard Munch. Mais en cette fin de siècle, elle est surtout la demeure d’un « pervers », d’un peintre dont on n’ose donner le nom, d’un « fou dégénéré », dont il faut absolument s’éloigner. Car les œuvres de Munch font peur, effraient même. Leurs couleurs saturées, leurs sujets souvent mortifères, leur originalité, ces colonnes phalliques de lumière de lune ou de soleil, ne peuvent être que l’œuvre du Diable. Lisa Stromme, écrivaine anglaise dont c’est le premier roman, et qui habite non loin du port norvégien, nous fait vivre cet été si particulier grâce au témoignage de Johanne Lien, fille d’un modeste fabricant de voiles, devenue le temps de cette saison servante d’une riche famille locale, et dont deux des trois filles sont, ou furent, amoureuses de Munch.
S’inspirant de personnages ayant véritablement existé, mais dont elle imagine totalement l’existence, l’écrivaine nous invite à partager la vie quotidienne d’une communauté villageoise, à la pensée sociale conservatrice pour qui la peinture ne suscite pas d’émotions, « ce sont juste des images qui représentent des choses » alors que Johanne, sensible, et qui ressent en regardant les tableaux de Munch, « les choses (…) comme de la tristesse, de la peur, de la joie, de la nostalgie. De l’amour », perçoit malgré ses 16 ans la quête de l’âme humaine et de la nature du peintre norvégien. Confidente et amie de sa maitresse, Tullik, amoureuse à en devenir folle du peintre, elle va nous raconter les conditions imaginaires de la naissance du tableau majeur de Munch: « Le Cri », faisant du personnage unique de l’œuvre une femme qui hurle son amour à la folie, ou bouche peut être ses oreilles au hurlement insoutenable de la nature. Ce n’est donc pas à une nouvelle biographie de Munch que le lecteur est convié (*), mais plutôt à une découverte de l’originalité du processus créatif, de la nécessité qu’ont les artistes de se distinguer de l’apparence des choses, d’émouvoir.
Johanne, la narratrice, est l’intermédiaire entre deux mondes, celui du raisonnable et de la folie, celui du quotidien et de l’exceptionnel, du vécu et du ressenti. Aucun des deux ne comprend l’autre. Munch ne comprend pas « ces gens de Kristiania qui descendent ici à l’hôtel et ne savent plus quoi inventer pour passer le temps. Quel sens donnent-ils à leur vie ? » La plupart des habitants ne voient quant à eux dans la peinture « dégénérée » qu’un lointain rapport avec la réalité de la nature. La mort et sa représentation effraient. Les couleurs explosent et ce qui deviendra l’expressionnisme, privilégie l’émotion au réel. Munch atteint, quitte à défrayer la pensée traditionnelle, son but: susciter des réactions, même de rejet, qui conduiront les collègues de Johanne, à brûler ces œuvres estivales, à l’exception du « Cri » protégé miraculeusement pour pouvoir nous être transmis.
La nature est omniprésente dans le roman comme dans la peinture de Munch. Lisa Stromme, avec les mots de la chaleur de l’été, d’un orage cataclysmique et symbolique, nous donnent à la voir, à la sentir. On est immergés dans ce pays côtier à la fin du dix-neuvième siècle et l’on sent les jours qui passent, la vie qui défile dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler certains romans ou nouvelles de Maupassant sur la côte normande. L’auteure écrit et décrit avec des mots de couleurs, bleu comme la mer et les larmes, rouges comme le feu et la passion. « Bleu. Rouge. Rubis. Halètement. Baisers ».
En imaginant l’histoire originelle de la première des cinq versions du « Cri », l’écrivaine nous invite surtout à regarder de nouveau « (…) les longues mains pressées contre le visage squelettique, les orbites caves, le ciel rouge sang, les courbes sinueuses, nauséeuses, le mouvement de ce cri effrayant », à nous imprégner de ses couleurs, « bleu, vert, noir, rouge et jaune intense », à entendre ce « Cri » qui résonne à jamais dans l’histoire de la peinture et dans l’âme humaine.
Car si l’on nous sépare Lisa Stromme, premier roman, éditions Harper Collins, 325 pages, 19,90 €
(*) Parmi les nombreuses biographies consacrées au peintre norvégien, on pourra choisir celle écrite par Atle Naess, « Munch. Les couleurs de la névrose » publiée aux Éditions Hazan. 460 pages. 24 €. Complète, elle démontre l’importance de la présence de la mort et de la folie dans la jeunesse, puis la vie du peintre.
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Lisa Stromme est née dans le Yorkshire en 1973, et a étudié à l’Université de Strathclyde, à Glasgow. Elle vit en Norvège avec son mari et ses deux enfants non loin d’Åsgardstrånd, le petit village côtier où le peintre Edvard Munch avait l’habitude de passer ses étés. Car si l’on nous sépare est son premier roman.