Dans le cœur ancien de Carcassonne, là où l’argent dormait sous clef, ce sont désormais les images, les matières, les gestes et les songes qui circulent à travers les 1 500 m² d’un édifice au passé scellé. L’ancienne Banque de France, rue Jean-Bringer, s’est métamorphosée en juin 2025 en centre d’art contemporain. Un basculement symbolique à plus d’un titre : du capital au sensible, du secret à l’exposition, de la valeur fiduciaire à la valeur esthétique. Et si le geste artistique consistait, ici, à faire sauter les verrous du visible ?
En investissant ce bâtiment monumental, hérité d’un siècle de pouvoir bancaire et d’austérité architecturale, la Ville de Carcassonne fait acte de transgression maîtrisée. Les artistes y sont invités à explorer l’entre-deux : entre institution et création, mémoire des lieux et pulsations du présent. C’est tout un lexique qui se reconfigure : la salle des coffres devient crypte d’installations, les bureaux des directeurs abritent désormais des résidences artistiques, les guichets muets laissent place à des expositions temporaires aux langages pluriels.
Un lieu pour dérégler le réel
Ce centre d’art contemporain n’est pas un simple contenant. Il est le corps actif d’une pensée politique de l’art : celle qui fait de la ville un terrain d’expérimentation, de rencontre, de trouble et de transmission. Inaugurée le 5 juin, la première exposition rassemble une soixantaine d’artistes, parmi lesquels Christian Boltanski, Kader Attia, Jeanne Susplugas, Sylvie Bonnot, mais aussi de jeunes plasticiens en émergence.
Parmi les œuvres présentées, on retrouve des installations immersives, des vidéos in situ, des objets poétiques, des archives réactivées. L’exposition s’interroge sur les rapports entre pouvoir, mémoire et spatialité. À quoi sert un mur ? Que garde-t-on derrière une porte blindée ? Quel est le coût d’un silence ? L’art ici n’orne pas, il interroge, rouvre des plaies, dessine des issues.

D’un bastion à un bastiment
Il y a quelque chose d’ironique à voir un ancien bastion de la valeur économique devenir un bastiment de la valeur esthétique. Cette transformation interroge nos formes de confiance : où déposons-nous désormais nos trésors ? Dans une chambre forte ou dans une salle d’exposition ? L’art y est traité comme une autre forme de capital, certes, mais plus instable, plus volatile, plus humaniste.
Le bâtiment conserve ses moulures, ses colonnes, sa solennité. Mais l’usage se renverse. La lumière naturelle pénètre les anciennes pièces sombres. Des sons flottent où régnaient les chuchotements. Les matériaux contemporains – néon, textile, vidéo, céramique brute – dialoguent avec les boiseries cossues. C’est tout un écosystème d’expérimentations plastiques qui s’y installe, avec des résidences d’artistes, des performances, des cycles de rencontres et d’initiations pour les publics.
Un laboratoire du présent en province
Dans une région marquée par la densité patrimoniale et le poids du tourisme monumental, le Centre d’Art Contemporain de Carcassonne vient redonner du souffle à l’art du présent. Il n’est pas anodin que cette proposition naisse hors des métropoles traditionnelles. Elle offre une scène alternative, une friction entre passé et présent, et un pari sur l’intelligence collective des territoires.
« Un lieu qui deviendra emblématique », a-t-on entendu lors de l’inauguration. Le pari est lancé. Il faudra que la programmation suive, que la critique s’en empare, que les publics s’y aventurent. L’art, ici, n’est pas une simple décoration post-financière. Il est une promesse d’émancipation dans un lieu autrefois gardien de la norme. La Banque est morte, vive l’art.
« Au-delà du visible : les mondes imaginaires de l’artiste »
L’exposition inaugurale du 6 juin au 21 septembre agit comme un manifeste. Elle invite les visiteurs à franchir la surface des choses pour explorer ce qui, d’ordinaire, échappe à la perception : les zones d’ombre, les intuitions floues, les cartographies mentales. À travers une scénographie sensible, où les médiums dialoguent sans hiérarchie – dessin, réalité augmentée, sculpture textile, art sonore –, l’exposition met en lumière la part invisible du réel, cette matrice où naît toute création. Les artistes présentés, aux horizons variés, proposent une forme de clairvoyance poétique sur le monde, une reconquête du sensible face à la rationalité des anciens lieux de pouvoir. En ce sens, l’exposition ne fait pas qu’inaugurer un espace : elle en reprogramme l’imaginaire.

Des artistes de renommée internationale et des artistes émergents
Pour cette exposition inaugurale, le public aura la chance d’admirer des œuvres d’artistes mondialement connus mais également d’artistes émergents. Des artistes ayant exposé dans les plus grands musées du monde comme François Morellet, Louise Bourgeois, André Robillard, Hans Bellmer, Eva Nielsen, Hélène Delprat, mais aussi Arnaud Adami, El Anatsui, Claude Allard-Bauret, Eric Baudart, Hans Bellmer, Yasmina Benabderrahmane, Abdelkader Benchamma, Gabriele Beveridge, Matthieu Boucherit, Christian Bonnefoi, Louise Bourgeois, Jean Camberoque, Jean Capdeville, Charles Cazanave, Willie Cole, Pascal Convert, Nicolas Daubanes, Gautier Deblonde, Hélène Delprat, Omar Victor Diop, Zhenjun Du, Alex Foxton, Kepa Garraza, Kendell Geers, Prince Gyasi, Bilal Hamdad, Michel Journiac, Peter Klasen, Jérémy Liron, Joël Lorand, Eric Manigaud, Yann Masseyeff, Eugenio Merino, François Morellet, Jonathan Monaghan, Morris H.E, Barbara Navi, Günter Neupel, Eva Nielsen, Baptiste Rabichon, Jesse Reno, André Robillard, Jerzy Ruszczynski, Avelino Sala, Serghei, Lee Shulman, Jeanne Suspluglas, Claude Viallat, Yoann Ximenes. Les œuvres d’artistes locaux seront également exposées dont 5 artistes carcassonnais : Daria, Ludo Charles, Thomas Guéneret, Jules de la Simone et Violaine Laveaux, ainsi que des artistes du territoire : Pavan, Guy Fontalavie, Jean-François Prigent, Olivier Diaz de Zarate, Alain Fabréal, Vanbinh…
Commissariat d’exposition : Adalais Shoy
Du 6 juin au 21 septembre, du mardi au samedi : 10h à 12h30 / 13h30 à 18h
Banques en friche, culture en chantier : un mouvement européen
Longtemps symboles de stabilité, de secret et de pouvoir financier, les bâtiments bancaires – souvent majestueux – connaissent aujourd’hui une seconde vie. Partout en France et en Europe, d’anciennes agences ou succursales de la Banque de France, mais aussi des établissements privés, sont transformées en lieux culturels. Pourquoi et comment ?
1. Un patrimoine urbain stratégique
Les bâtiments bancaires occupent souvent des emplacements centraux, en cœur de ville. Solides, sécurisés, bien desservis, ils bénéficient aussi d’une architecture valorisante (colonnes, plafonds à caissons, cages d’escaliers monumentales…). Ce sont des lieux identitaires.
Exemple : La Banque de France de Carcassonne, fermée en 2006, devient en 2025 un centre d’art contemporain, avec 1 500 m² d’espaces d’exposition et de résidence.
2. Une mutation dans l’économie de la confiance
Le passage d’un lieu dédié à la gestion monétaire à un lieu d’art symbolise une évolution des valeurs sociales : on ne met plus en sûreté ses biens, mais on expose ses idées. La transparence remplace le secret. La spéculation devient expérimentation.
Exemple : À Amsterdam, la banque ABN AMRO a cédé plusieurs de ses bâtiments à des fondations artistiques. L’un d’eux accueille aujourd’hui une scène de théâtre indépendant.
3. Des usages hybrides : culture, coworking, citoyenneté
Certains lieux deviennent des tiers-lieux mêlant création artistique, ateliers participatifs, studios numériques, bibliothèques et espaces de débat.
Exemple : À Lyon, le bâtiment de la Banque de France du 1er arrondissement est envisagé comme un futur pôle mixte arts, sciences et urbanisme (projet en cours).
4. Enjeux de mémoire et de reconversion
Ces transformations ne sont pas neutres. Elles impliquent souvent des questions sur le passé des institutions bancaires (colonialisme, inégalités, crises), sur le coût des rénovations, ou sur la programmation artistique (risque de « gentrification culturelle »).
Exemple : En Italie, à Bologne, l’ancienne Cassa di Risparmio est devenue un musée d’art moderne, mais la transition a fait débat sur l’identité du lieu et la sélection des œuvres.
À explorer :
- « L’architecture bancaire comme patrimoine du XXe siècle », in Monuments historiques, 2021
- Observatoire des Tiers-Lieux Culturels en France, rapport 2024
- Banking on Culture: Creative use of former financial institutions, European Cultural Foundation, 2023
