Ce que veulent les Français de Jordan Bardella. Portraits consolateurs et conservatisme mou par un vieux jeune

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Avec Ce que veulent les Français, Jordan Bardella propose, en apparence, un geste simple et presque modeste qui est de s’effacer derrière une vingtaine de portraits de Français « de la vie réelle ». Cette « France silencieuse et laborieuse » dont il se veut le porte-voix.

Agriculteur, infirmière libérale, policier, magistrate, pêcheur, expatrié à Oman, Franco-Israélienne endeuillée après le 7 octobre, boulanger, exilés fiscaux et exilés contraints – le casting est réussi. On y croise des existences cabossées, attachantes, décrites avec suffisamment de détails pour que le lecteur s’y installe, s’y reconnaisse ou, à tout le moins, s’y attache.

Le pari n’est pas uniquement littéraire. Un an après Ce que je cherche, autobiographie qui avait très bien fonctionné en librairie, ce second livre est explicitement un jalon sur la route de la présidentielle. Un essai politique présenté comme « journal intime du pays » que regarde celui qui l’a parcouru, celui qui le connait, celui qui parle au peuple et l’écoute. Autrement dit : derrière la France qui parle, un homme fabrique son statut de père consolateur et protecteur.

Une France attachante qui demande avant tout d’être reconnue

On ne rendrait pas justice au livre – ni à ses lecteurs – si l’on balayait d’un revers de main la charge émotionnelle qu’il transporte. Ce que veulent les Français présentent indiscutablement des témoignages puissants dans leur simplicité, émouvants dans leur sincérité, des récits criants de vérité, qui donnent enfin de la visibilité à cette France qui tient le pays à bout de bras. Tout ça, c’est vrai.

On y lit, par exemple, les mots d’un agriculteur exténué qui lâche, sans hausser le ton : « En France, il ne faut surtout pas bosser. Je travaille comme un chien pour ne rien gagner », ou la colère calme d’une infirmière libérale en Guadeloupe qui improvise des soins sans eau courante ou, encore, les souvenirs traumatiques d’un policier intervenu au Bataclan, marqué à jamais par « l’odeur ignoble de poudre et de sang ». Ces passages-là sont efficaces, parfois bouleversants. Ils accrochent une expérience située, incarnée, au lieu des abstractions habituelles des politiciens actuels ou des emportements vides des mêmes politiciens actuels.

Pour beaucoup de lecteurs, Ce que veulent les Français fait précisément cela, il reconnaît. Il reconnaît la dignité d’un travail souvent mal payé et mal considéré. Il reconnaît une forme de grandeur discrète dans les existences ordinaires. Il reconnaît que la promesse républicaine – travailler, payer ses impôts, respecter les règles, transmettre à ses enfants – tient de moins en moins ses promesses. Dans un paysage politique saturé de chiffres, d’éléments de langage et de plateaux télé, cette reconnaissance-là produit un effet très puissant : la consolation.

On comprend dès lors pourquoi une partie des lecteurs attachés à Jordan Bardella parle de « belles leçons de vie et d’humanité », de « talent à suivre », d’« homme politique rare, capable d’allier cœur et raison ». Pour ces lecteurs, le livre fonctionne comme une preuve de proximité morale. Bardella serait celui qui écoute encore, qui comprend « la vraie France », qui n’a pas rompu le fil entre le pays légal et le pays réel.

La droite molle en habit de voyage social

Cela étant dit, si l’on change ne serait-ce que légèrement de focale, un autre paysage apparaît, une autre impression, un autre regard. La vision droite molle d’un jeune déjà vieux qui décrit un monde pour des vieux plus jeunes du tout en enfonçant des portes ouvertes.

Côté matrice idéologique, la structure du livre est parfaitement classique : dénonciation répétée des taxes et des normes ; récit d’une bureaucratie absurde qui entrave l’initiative ; opposition entre la France qui se lève tôt et ceux qui « vivent au RSA » ; inquiétude devant le « déclin » d’un pays autrefois admiré.

A un détour de page, parfois on croirait entendre Édouard Philippe ou un vieux sénateur LR avant après son apéro du midi. Le courant politique de Jordan Bardella est pourtant censé porter d’autres thématiques – immigration, sécurité, identité, ordre culturel. Étonnamment, elles ne sont ici qu’effleurées, souvent par récit interposé (exemple d’Oman, d’Israël ou de trajectoires d’exil), rarement assumées comme programme articulé. Le livre adoucit, contourne ou dilue ce qui pourrait apparaître comme trop frontal.

D’où un résultat paradoxal. Sur le fond, l’ouvrage se situe sur une ligne conservatrice très classique, respectueuse de l’ordre, de la hiérarchie, de la morale du travail, bien sûr dure avec « l’assistanat », mais jamais trop dure (il ménage la chèvre et le chou). Sur la forme, il est enveloppé d’une douceur compassionnelle qui neutralise tout effet de choc. Ce que veulent les Français est un livre politiquement vieux dans un corps de trentenaire. Curieux, non ?!

Que fait ce livre aux colères qu’il recueille ?

La vraie question n’est pas seulement ce que Jordan Bardella montre, mais ce qu’il fait de ce qu’il montre. Les Français qu’il rencontre expriment des colères, des frustrations, parfois une franche désespérance. L’ensemble se nomme sentiment d’abandon, impression d’être méprisés par « les élites », défiance envers les institutions et l’Union européenne, fatigue d’un quotidien où travailler beaucoup ne protège plus de la précarité. Ces affects sont pleinement légitimes, puissants, et largement documentés.

Mais si le job de traduction est bien assuré, si l’ensemble exemplarifie bien, le dispositif du livre transforme ces colères en récits consolateurs plutôt qu’en questions politiques. Les récits restent, pour l’essentiel, à hauteur individuelle. Ils disent une agricultrice qui n’en peut plus, une infirmière qui bricole avec des bouteilles d’eau, un policier qui ne se remet pas du Bataclan, une magistrate qui voit défiler la souffrance dans les tribunaux, une mère d’élève ATSEM en Seine-Saint-Denis.

Ce que le livre ne fait presque jamais, c’est mettre ces destins qui sont des vrais miroirs de la France en rapport avec des structures. Autrement dit les politiques de santé, choix budgétaires, réformes agricoles, arbitrages européens, répartition des richesses, organisation concrète du travail, etc.

D’où la survenue progressive d’une sentiment de gêne devant un catalogue de misères destiné à nourrir une stature de leader empathique, mais sans conséquence claire quant à sa façon de gouverner une fois aux manettes. Et, au final, le constat d’une faible articulation entre empathie narrative et projet politique concret. Là, l’aurige rate le coche.

En d’autres termes, les colères sont bien rendues, mais ni problématisées ni outillées. Ce que veulent les Français est donc susceptible de consoler, de réconforter, mais pas d’armer les lecteurs afin de les aider à comprendre les mécanismes qui fabriquent les situations. Une fois passé le constat, où est donc le projet politique ?

C’est ainsi que le paysage brossé par Bardella dit quelque chose de l’époque ; un même objet peut être vécu comme bulle d’espoirsignal d’alarme ou produit de communication vide, selon l’endroit d’où l’on le lit. La force du livre est de parler d’abord à ceux qui se sentent invisibles et qui cherchent une parole de reconnaissance. Sa limite, du point de vue démocratique, est qu’il le fait sans dire clairement ce que cette reconnaissance entrainera, demain, comme décisions, lois, traitements de conflits assumés. Le projet politique y apparait trop vague et dilué.

Un livre de réconfort par un homme consolateur plus qu’un livre de gouvernement par un chef d’Etat

Que faire, intellectuellement et politiquement, de cette entreprise éditoriale ?

On reconnaîtra que Ce que veulent les Français remplit une fonction que la plupart des responsables politiques ont désertée qui est de prendre le temps du portrait, accepter la lenteur d’un récit, inscrire la politique dans des vies situées. On aurait tort de moquer ce geste dans un moment de crise néolibérale où une large partie de la société a le sentiment de n’être plus qu’un pourcentage dans un sondage.

Mais on peut, simultanément, voir ce que cette entreprise comporte de limitant, voire de préoccupant. Elle dépolitise partiellement la conflictualité sociale en la reframant en Récits de méritants qui tiennent bon. Elle naturalise certaines oppositions – travailleurs versus « assistés », France d’hier vs France d’aujourd’hui – sans en interroger sérieusement les ressorts. Elle fabrique une figure de chef doux, empathique, raisonnable, un parfait gendre attentif qui tranche avec les images historiques de l’extrême droite, et participe donc, qu’on le veuille ou non, à l’achèvement (réussi) du processus de normalisation.

Ce recueil de portraits de personnes attachantes, porteur d’une tonalité chaleureuse, presque consolante, est porté par un imaginaire politique mollement conservateur qui doit plus à un vieux sénateur républicain qu’à un tribun révolutionnaire. C’est précisément cette douceur – cette capacité à réconforter dans un monde tendu – qui en fait un instrument politique efficace.

À l’heure où la parole publique oscille entre technocratie sèche et colère spectaculaires, le succès probable de ce livre rappelle une chose. La bataille politique ne se joue pas seulement sur les programmes, mais sur la gestion des émotions – des peurs, des colères, mais aussi du besoin de douceur et de reconnaissance. Ce que veulent les Français répond très bien à cette dimension. Il appartient au débat démocratique, et à la critique, de rappeler que ce réconfort-là ne saurait tenir ni emplir ni épuiser la fonction politique.

–> En contrepoint du peuple écouté par Bardella, le « populicide » selon Philippe de Villiers

À l’autre extrémité du spectre, Populicide de Philippe de Villiers pousse au maximum la logique du grand récit anxieux. Présenté comme un « livre-testament », le texte revendique le registre de la mise en garde prophétique. La France serait au bord de la disparition, victime d’un « populicide » orchestré par des élites coupables de changer le peuple, l’art de vivre et la civilisation chrétienne. Le ton y est beaucoup plus radical, lyrique, saturé d’images apocalyptiques. Et le style, le souffle, l’assise et l’ampleur bien supérieurs à ceux de Bardella.

Mais, malgré cette différence de température et de qualité intrinsèque, Populicide souffre d’un travers proche de Ce que veulent les Français : une très forte charge émotionnelle, une dramatisation permanente, mais un outillage analytique limité. Là où Jordan Bardella console sans vraiment politiser les colères qu’il met en scène, Philippe de Villiers dramatise jusqu’à évoquer la « mort du peuple » sans toujours distinguer ce qui relève du malaise réel, des transformations structurelles et de la fable politique. Dans les deux cas, le lecteur est invité à ressentir beaucoup, à comprendre un peu, mais rarement à saisir en profondeur les rouages concrets des politiques publiques et des rapports de force.

Pour une analyse détaillée de Populicide, lire notre article :

Fiche : Ce que veulent les Français
Auteur : Jordan Bardella
Titre : Ce que veulent les Français
Éditeur : Fayard (collection Documents) 
Date de parution : 29 octobre 2025 
Pagination : 400 pages 
ISBN / EAN-13 : 978-2-213-73363-0 / 9782213733630 
Prix public indicatif : 23,90 € (grand format)

Eudoxie Trofimenko
Et par le pouvoir d’un mot, Je recommence ma vie, Je suis née pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. Gloire à l'Ukraine ! Vive la France ! Vive l'Europe démocratique, humaniste et solidaire !