Chemins, couleur du temps, rencontre de la musique et des mots

anthony girard
© Dayne Topkin (https://unsplash.com/fr/@dtopkin1)

Les chemins qui se croisent peuvent ouvrir d’autres voies et ravir ceux qui en sont au cœur. « Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », écrivait René Char à Albert Camus quand le premier eut découvert L’Étranger que venait de lui prêter un ami résistant du maquis du Céreste. Char ne connaissait pas encore Camus. De cette rencontre essentielle, le poète et le philosophe n’ont jamais rompu le lien de fraternité et d’écriture. La rencontre du compositeur Anthony Girard avec le poète Yves Prié est du même ordre, celui de la découverte émerveillée et de « l’admiration et l’amitié », avoue le musicien.

« En 1998, mon ami le peintre Éric Brault me fit connaître un recueil d’Yves Prié : ce fut une révélation », écrit Anthony Girard en préface à son livre-disque Chemins couleur du temps, publiés par les éditions Folle Avoine. « La lecture de quelques-uns de ses poèmes ouvrait en moi un territoire sonore inconnu, cette parole dénudée mais sensible, mystérieusement suggestive, lumineuse et intense, stimula aussitôt un désir d’écrire pour la voix. Je rencontrai le poète, puis l’éditeur ».

Anthony Girard rendit alors visite à Yves Prié dans son atelier des éditions Folle Avoine qu’abrite une longère de la campagne de Bédée près de Rennes, là où reposent sur des étagères, en petits blocs duveteux et serrés, au milieu des piles de beaux papiers faits à la main, dans l’odeur d’encre et de plomb, les livres nouvellement et inlassablement imprimés de ces auteurs dont quelques-uns allaient bientôt former « toute la galaxie poétique » du compositeur, assemblée en une anthologie personnelle, celle d’une parole mise en musique.

Le parcours fait des mots de ces Chemins couleur du temps nous fait toucher aux rives infiniment délicates et ténues des paysages, visibles et invisibles, d’Yves Prié (Symphonie, De quelques lieux et Présences invisibles), d’Heather Doholleau (Le dit des couleurs, Tout un monde ardent, Le Point de rosée et Pour l’oiseau), de Didier Jourdren (L’Espace limpide), de Michel Dugué (Les Alentours), de Jean de Chauveron (Le Don du secret), de Jean-Paul Hameury (Errances et L’obscur).

Ces recueils, dont Anthony choisira pour chacun d’entre eux un à deux poèmes, pour l’harmonie, la douceur et la musicalité des mots qui les animent, ne pouvaient pas laisser insensible notre musicien, porté lui-même dans son travail de composition par une fluidité et une transparence toute « debussyste » s’accordant merveilleusement à la phrase poétique de ces « Chemins couleur du temps » et, plus généralement, à l’imaginaire des auteurs qu’Yves Prié a su réunir depuis plus de trente ans au cœur des éditions Folle Avoine.

« Ce qui détermine mon parcours, et oriente de manière décisive l’évolution de mon écriture, relève de l’influence de poètes, ou de maîtres spirituels », avoue Anthony Girard qui ne se limite pas au projet de réunir tels quels un florilège de textes répondant à sa sensibilité de lecteur et de musicien. Il en justifie le choix par des explications liminaires, légères mais riches et lumineuses, présentant chaque extrait avec la pertinence et le bonheur d’écriture d’un compositeur, poète lui-même.

Ainsi « Symphonie » d’Yves Prié, « dont l’orchestration en 2013 lui donna une dimension nouvelle […]. On y retrouve le goût du compositeur pour les accords de couleur, de luminosité, de transparence et la recherche éperdue d’une arabesque en quête d’émotion, portée par le désir d’interroger le mystère ». Et de « Quelques lieux » du même auteur, où « l’émotion surgit de l’attention aux plus secrètes vibrations de la nature ».

Ainsi, « Le don du secret » de Jean de Chauveron, « dont le poème semble naître dans un murmure pour aussitôt se déployer dans un espace tout à la fois surnaturel et familier. Il évoque des présences invisibles détenant quelques mystérieuse sagesse.[…] Le piano propose un flux continu qui procède par vagues successives et parcourt des couleurs modales opposées, juxtaposées en jouant avec les ombres et la clarté ».

Ainsi « Le dit des couleurs », d’Heather Dohollau, dont un des poèmes choisis a donné son nom à l’ensemble, « Chemins couleur du temps », texte bilingue de cette poétesse galloise qui vécut une grande part de sa vie en Bretagne et dont Anthony parle avec justesse et tendresse : « Tantôt juxtaposées, tantôt superposées, les deux versions des poèmes servent de trame à cette cantate où le double chœur, voix françaises d’une part, voix anglaises de l’autre, est invité à dialoguer. La musique tente d’exprimer cet interstice subtil où se trouve engagée l’âme, touchée par cette poésie immatérielle qui joue avec le temps : temps de l’instant immobile, temps de l’éternité toujours présente, temps de la mémoire des lieux oubliés, des lieux où ne nous sommes pas allés. Cette douceur contemplative n’exclut pas les moments d’élan et de vigueur. Les chemins couleur du temps nous conduisent alors au-delà des limites, avec l’énergie de la joie […]. Le compositeur a trouvé en Heather Dohollau une sorte d’idéal poétique : une langue discrète et légère, quasi immatérielle, où la musique peut déployer sa magie propre pour mieux nous révéler la présence de l’ange de la porte du jardin : une invitation à la simplicité, à la transparence ».

Le texte de Didier Jourdren, « Le Chemin », n’est pas chanté. C’est la voix vibrante et touchante du comédien Serge Feuillet qui en porte la musique : « Le Chemin est sans doute la métaphore d’une quête poétique, presque mystique, et qui rejoint celle du compositeur à l’écoute du plus proche et de l’horizon » nous dit Anthony Girard.

Michel Dugué, avec « Éclaircie », poème de la lumière, de la légèreté et de la grâce, extrait de Les Alentours, est en totale communion avec la musique que nous donne habituellement à entendre Anthony Girard : « Toutes les images du poème sont suggestives et sollicitent une écriture fluide et aérienne de la flûte […]. Cette poésie est de celles qui révèlent. Là où les mots ont choisi le chemin du dénuement, de la fragilité, il est possible de laisser sourdre par d’infimes dissonances, par une incantation intime et sensible proche de la prière, une secrète intensité ».

Cette anthologie personnelle s’achève sur un texte sombre de Jean-Paul Hameury, « Les âmes perdues », extrait du recueil L’Obscur dont Anthony Girard souligne « la dimension tragique de son univers poétique. L’humanité y est présentée comme une cohorte aveugle, allant à tâtons dans la pénombre […]. Le poème ouvre des perspectives mais sans aucune certitude sinon celle de s’aventurer pour dire ce que sont les périls et détresse ». Anthony Girard nous explique alors sa manière de traduire les différentes séquences du texte par une orchestration répondant à « la tonalité crépusculaire du poème » […]. L’œuvre se termine de manière abrupte et coïncide alors avec le dernier vers : l’inespoir est le seul chemin qui nous reste ».

anthony girard yves prié

L’ensemble Chemins couleur du temps rassemble donc textes et musiques, qu’Anthony Girard a choisis et composés dans cette couleur mélodique héritée de Debussy, Fauré ou Ravel, ces musiciens qui savaient si bien faire de leur art « la grâce de la temporalité enchantée » (Vladimir Jankélévitch, « Quelque part dans l’inachevé »).

Anthony Girard a réuni dans ce livre-disque une pléiade magnifique d’ensembles orchestraux et d’interprètes vocaux et instrumentistes : l’Orchestre philharmonique de Radio-France, l’Orchestre symphonique de Bretagne, la Maîtrise de Bretagne, le chœur de chambre « Vibrations », sans oublier l’émouvante voix du comédien Serge Feuillet. Ils ont tous été les acteurs d’un enregistrement d’exceptionnelle qualité.

La couverture a été illustrée par le pinceau d’Eric Brault dont le chromatisme, la transparence, la fluidité et la douceur sont à l’unisson de ces textes et musiques.

Le livre-disque est disponible, ainsi qu’aux éditions Folle Avoine (30 euros)

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