Les bourreaux aux abois : la guillerette guillotine de Claude Kayat

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claude kayat bourreau

Sangrina, le bourreau et son apprenti de Claude Kayat est paru aux éditions France Univers en octobre 2025. L’écrivain se penche dans ces pages sur un thème pour le moins original : la guillotine.

L’année même où Robert Badinter entre au Panthéon, l’écrivain franco-suédois Claude Kayat se penche – non sans danger – sur la guillotine, instrument de mort exclusivement français et fier de l’être, et sur sa mise au placard suite à l’abolition de la peine de mort dont l’ancien garde des sceaux fut l’artisan et l’ardent plaideur. On se rappellera les phrases clés du discours au Parlement le 17 septembre 1981 : « Demain, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises », car, « la peine de mort est un supplice » qui consiste à trancher, à couper en deux un corps humain.

Déjà Jean Jaurès l’avait dit : « La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. »

Claude Kayat, qui nous propose un roman facétieux intitulé Sangrina, surnom affectueux donné par le bourreau à son instrument de travail, n’entend certes pas réfuter les propos de Robert Badinter et s’inscrire dans la cohorte des non-abolitionnistes ou des révisionnistes qui rêvent encore et toujours de trancher dans le vif la question de la criminalité. Il n’y a, chez le romancier, nul souci de prétoire, nulle envie d’en découdre avec les attendus judiciaires.

sangrina claude kayat

Promenant, en bon romancier, le miroir au niveau des trottoirs et des égouts, il nous offre un récit haut en couleur, voire drolatique, sur le problème – accessoire, autant que corollaire – posé par la suppression de la peine capitale : la mise au chômage du bourreau et de son assistant (celui qui graisse les bois et astique le couperet). Et c’est « des larmes dans la voix », que le directeur de l’établissement pénitentiaire signifie au bourreau sa mise à pied. (Au fait, qu’est devenu Monsieur Sanson, lui qui décapita Louis XVI, Danton, Robespierre, et quelque 2500 têtes ? Retraité repu, il nous a laissé ses Mémoires – inspirant Balzac avec Un épisode sous la Terreur – et une belle descendance). Mais Kayat ne s’intéresse pas à l’histoire de l’invention du sieur Guillotin, privilégiant la psychologie d’un bourreau ordinaire et nous offrant un portrait au vitriol de notre société.

Nous assistons alors à la sortie des indignes « exécuteurs des hautes œuvres » – expression ravissante dans sa retenue et pourtant si éloquente en sa litote –, à leur dérisoire menace d’une grève de la faim pour récupérer leur emploi, comme l’on fait d’ordinaire, et à cette invective finale : « Le Garde des Sceaux aura notre mort sur la conscience ! », ce qui fera, d’ailleurs, une fin plausible. En attendant, place à leur déambulation dans les rues, après la mise à la porte de l’hôtel dont le patron est horrifié par la présence d’une haute guillotine à roulettes grimpant les marches de l’escalier et trônant dans quelque chambre hospitalière ; et nous voilà, donc, avec deux hommes des rues, des clochards promenant la haute silhouette, dissimulée sous une housse, de l’impressionnant outil, et campant sur la chaussée : notons, d’ailleurs, que l’exécution de la peine capitale n’a jamais été mieux en place que sur la place publique – et Badinter ne s’est pas privé de signaler les cris de haine saluant la marche à l’échafaud de Buffet et Bontems…, tout comme L’Étranger de Camus, cet homme accusé d’avoir moralement tué sa mère, ne manquera pas, à la dernière ligne, d‘être accueilli « avec des cris de haine ». Claude Kayat prend plaisir à nous préciser les attributs de leur chère Sangrina : « Les montants s’élevaient à une hauteur de 2,25 mètres, le mouton- couperet pesait 40 kilos, le couperet 7, et elle comportait trois boulons d’un kilo chacun ». Et le bourreau de souligner son attachement quasi amoureux pour sa guillotine : « Nous prendrions soin d’elle comme de la prunelle de nos yeux. Il ne se passerait de jour que nous n’en graisserions le mouton-couperet. Matin et soir, nous en passerions les bois aux huiles les plus nobles, aux chiffons les plus moelleux ». Le terrifiant appareil exhibé dans la rue ne manque pas d’attirer les curieux : certains viennent regarder et s’émerveiller, d’autres vont même jusqu’à caresser les bois, si finement huilés et luisant de beauté.

«  Le bruit de notre arrivée dans le quartier s’était vite répandu. Il se fit autour de nous un attroupement de curieux que fascinait ou révulsait la guillotine. Ces derniers nous couvrirent de quolibets, nous traitèrent d’assassins. Mais, plus nombreux, les partisans de la peine capitale se déclarèrent satisfaits de nous voir établir nos pénates si près de chez eux, dans cette rue si mal famée. Vols, viols et crimes en tout genre y étaient, prétendaient-ils, monnaie courante. Grâce à nous, enfin, espéraient-ils, tout cela allait enfin changer. Nous allions flanquer une peur bleue à cette bande de malfrats, qui. à la seule vue de la guillotine, se tiendraient à coup sûr à carreau, Craignant pour leur couenne, nos adversaires s’éloignèrent, ricanant et nous montrant le poing. »

L’on n’oubliera pas, après avoir lu Le Rire de Bergson, que l’essence du comique tient dans le mot inadéquation : On connaît ce mot du condamné à mort qui grimpant à l’échafaud trébuche sur la première marche et s’écrie : « ça commence bien !« . Claude Kayat ne manque pas, ici et là, de se plier à quelques blagues et jeux de mots.

le rire henri Bergson

Cette guillotine baladeuse, choyée et chouchoutée comme une hétaïre sous son nom joliment saignant, n’est vraiment pas à sa place. Tout comme le discours « social » utilisé, avec bon humour, par le romancier : chômage technique, droit au travail sont des mots pour le moins inconvenants s’agissant de bourreaux, avec pour culmination ce dernier recours : la mise à son compte. Car voilà nos deux lascars proposant des services « au black », et expédiant en douce – assistés d’un spécialiste en incinération – toute personne gênante dont tout un chacun voudrait se débarrasser. Et tiens, voilà un premier « client » :

« L’arrivée de M. Gibon raviva enfin nos espoirs. Avec un sourire appréciateur, il tournilla autour de la guillotine, en nota, satisfait, la hauteur et la solidité. Tout cela nous laissait présager, cette fois, une mission sérieuse. Ce rupin, sûrement, la rétribuerait à l’avenant. D’autant qu’il fit sur nous la meilleure impression : chevelure pommadée à la raie impeccable, hâle coûteux, traits insignifiants, costume sombre qui venait de chez le bon faiseur. Tout en lui dénotait le chef d’entreprise…Avec le langage direct qui caractérise les gens de sa corporation, Gibon nous informa qu’il s’agissait d’un de ses ouvriers, Gérard Filloux, un meneur de grève fort gênant, dont il ne regretterait pas la disparition. »

Après tout, « nous sommes tous des assassins », écrit le romancier en faisant un clin d’œil à son presque homonyme, le cinéaste André Cayatte (qui donna à Mouloudji son plus beau rôle à l’écran). Mais tant va la cruche à l’eau, et le couperet à tire-larigot, qu’en fin de compte, au terme d’une campagne politique visant à rétablir la peine de mort… et obtenant enfin satisfaction, on ne s’étonnera pas que les premiers à ne pas y couper soient justement ceux qui naguère encore tranchaient à tour de bras. Sans s’épargner « à l’extérieur, les cris de la foule », le bourreau et son apprenti, accusés d’avoir mis la main à la pâte en dehors de toute décision de justice, et d’œuvrer en dehors de toute légalité, seront bel et bien conduits à l’échafaud :

« Notre avocat, le pauvre Verniot, livide, se débattait de son mieux, mais lamentablement, pour tenter de sauver nos têtes. Il fit en vain valoir que l’abolition de la peine capitale avait provoqué en nous une douleur sans fond, un cataclysme psychique et moral qui nous avait fait perdre toute notion de bon sens.

J’entendis des rires dans la salle.
Deux heures plus tard, le cœur battant la chamade. nous écoutâmes, dans un silence de mort, le verdict qui sonna à nos oreilles tel un glas.
Nous étions condamnés à la peine capitale. »

Rideau ! Le débat est ouvert et les voix ne manquent pas aujourd’hui pour réclamer l’abolition de cette abolition. C’est par la farce et la bouffonnerie, et en choisissant d’en rire, que Claude Kayat, en une savoureuse caricature, remet, en quelque sorte, les pendules à l’heure et la guillotine à sa juste place – disons, à sa dernière demeure : le musée. On pourra à sa guise la toiser dans un frisson au Mucem, à Marseille.

Pour finir, et en complément de cette belle tranche de rigolade que nous offre, avec le talent qu’on lui connaît, Claude Kayat, on renverra au numéro hilarant de Fernandel dans Le Schpountz – de Marcel Pagnol – que Claude Kayat rejoint par la dérision et la farce – où le plus grand acteur comique du moment brode et minaude sous différentes nuances la phrase clé du code civil : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ».

Claude Kayat, SANGRINA, le bourreau et son apprenti. France Univers, 268 p., 21 €. Parution : 17 octobre 2025

Claude Kayat, né à Sfax (Tunisie) et vivant à Stockholm est l’auteur de douze romans et de vingt-et-une pièces de théâtre, tout en étant, par ailleurs, un artiste-peintre abstrait reconnu. On signalera notamment Mohammed Cohen (Le Seuil, 1981, prix de l’Afrique Méditerranéenne), Les Cyprès de Tibériade (La Table Ronde, 1987, prix du Rayonnement de la langue française) et, tout dernièrement, Le Roman maléfique d’Amédée Charignol (France Univers, 2024).