Écrivain discret, prosateur de l’ombre, essayiste aux marges, éditeur de textes spirituels et lecteur passionné de mythes, Claude Louis-Combet est décédé le 24 novembre 2025 à l’âge de 93 ans.
Une voix singulière s’éteint, celle d’un auteur dont l’œuvre — intense, mystique, sensuelle, à sa manière hérétique — n’aura jamais cherché l’exposition, préférant la ferveur intérieure, l’obscur, l’entre-deux où s’emmêlent grâce et vertige.
…désir comme enfance, pour rien, en-deçà ou au-delà du dicible, sans finalité sinon sans origine, sans perspective, sans utilité, sans grandeur ; une puissance toutefois, mais infiniment nocive, qui ruine, depuis le commencement, toutes les chances du savoir, du pouvoir et de l’amour.
Né à Lyon le 30 août 1932, marqué par la mort précoce de son père et une longue éducation religieuse, Claude Louis-Combet avait d’abord tenté la vie religieuse avant d’y renoncer en 1953. Cette rupture précoce avec l’institution ecclésiale irrigue toute son œuvre avec une force insolite. Non un rejet, mais un déplacement du dogme vers l’expérience intérieure, du catéchisme vers l’extase, du rite vers la transgression.
Louis-Combet a enseigné des décennies à Besançon loin des cénacles littéraires. Sa vie semble modeste ; son œuvre, elle, ne l’a jamais été. Depuis Infernaux Paluds (Flammarion, 1970), jusqu’à ses derniers livres publiés chez José Corti et Fata Morgana, il aura poursuivi un chant métaphysique inentamé, un « roman de l’âme » où affleurent les terres humides du mythe, les eaux lourdes du désir et les illuminations du sacré.
En sa nature, donc, et selon sa loi, le sexe pouvait être un principe de salut. Il provoquait une ivresse particulière, avec perte de conscience, et pouvait, par une certaine voie d’intériorisation, refluer comme à l’origine et ressourcer et régénérer le vivant. Élémentaire et salvateur, le sexe méritait d’occuper l’horizon – le nocturne, essentiellement – de l’existence. Et c’était vrai, par-dessus tout, non pas de l’idée générale du sexe, mais bien de ces sexes de putes qui le poussaient à l’inconsistance – mollis, visqueux, lippus, crêtelés et béants, où chuter, s’évanouir, se dissiper, ne plus être enfin…
Chez lui, l’intime se déploie en paysage visionnaire. L’altérité féminine devient figure, mystère, matrice, hantise ; la sensualité devient savoir ; la chair devient langage. Cette « féminité occulte », comme il l’avouait lui-même, aimantait son écriture — parfois comme révélation, parfois comme péril, toujours comme puissance.
« Le narrateur, on s’en souvient, s’était ouvert tout entier à l’image de la mère, de sa propre mère, dans une fantasmatique outrageusement incestueuse qui le conduisait aux confins de la folie… Je pense aujourd’hui, mais ce n’était alors pas tellement évident, que le recours au mythe a joué pour moi un rôle cathartique. En tout cas, c’est avec un sentiment de jubilation extrême que s’est produite en moi la première épiphanie d’une image mythique et énigmatique de la féminité, sous le couvert du mythe de Léda. Mythe complexe où s’associent les thèmes du narcissisme féminin et du viol par l’animal avec celui de la gémellité incestueuse puisque, comme on sait, dans le récit mythologique, les deux œufs laissés en compte par l’oiseau amoureux contenaient l’une, Castor et Clytemnestre, et l’autre Pollux et Hélène – autrement dit, chaque oeuf contenait en lui un principe de virilité et un principe de féminité dont la conjonction amoureuse évoquait à son tour l’image de la plénitude androgynique. Ainsi, par l’adhésion au mythe, le narrateur accédait-il, sur un mode fantasmatique, à la satisfaction du plus fondamental de tous ses désirs, celui de réintégrer l’unité originelle en intégrant la part féminine d’existence dont il avait été exclu par la contingence de son identité sexuelle. […] Il y eut d’abord l’image extraordinairement puissante de la mère dévoratrice de sa progéniture – le fils, en l’occurrence. A ce premier niveau d’appréhension du mythe de l’ogresse, l’énigme consistait en ceci qu’il fallait à la Mère une longue ascèse, une sorte de désappropriation de soi bien proche de la sainteté pour pouvoir parvenir à ses fins, c’est-à-dire, par une opération de succion plutôt due de dévoration, à réabsorber l’enfant en elle-même, à le réintégrer entièrement dans l’épaisseur de sa substance. » (L’ENIGME DE LA FEMME Cette conférence est à lire intégralement ici).
Il s’inscrivait dans la lignée d’écrivains du secret : Bataille pour l’intensité, Leiris pour la mise à nu, Corti pour le retrait, Otto Rank pour la psychanalyse des mythes et Boutang pour l’ontologie du secret. Pourtant, il ne ressemblait à aucun d’eux. Claude Louis-Combet était de ceux pour qui la littérature demeure une expérience intérieure, une traversée de nuit, une forme de nudité offerte au langage.
Romancier, essayiste, mythobiographe, poète — il aura cultivé une multiplicité de formes, sans jamais diluer la cohérence de son geste. Parmi ses titres les plus marquants : Blesse, ronce noire, Marinus et Marina, Le Livre du Fils, L’Âge de rose, Magdeleine à corps et à Christ, Christine l’admirable, ou encore son grand texte théorique, Le Recours au mythe.
« Tu ne parleras pas de toi-même. »
Le Recours au mythe
Aux Éditions Jérôme Millon, il dirigeait depuis 1987 la collection Atopia, consacrée à l’expérience spirituelle, à la mystique, aux gestes de l’esprit hors des cadres dogmatiques. Il aura édité, accompagné, éclairé des œuvres rares — prolongeant ainsi, dans le monde éditorial, son exigence littéraire.
Écrivain du souterrain, il refusait l’anecdote, la facilité, la mondanité. Son écriture était une langue de tension, toute en clair-obscur : extase et déréliction, pureté et souillure, innocence et érotisme, silence et chant.
À la manière d’un Péguy transfiguré par la nuit et le désir, Louis-Combet aura poursuivi jusqu’au bout cette exploration du sacré dans les zones troubles d’un christianisme sans Église, une mystique sans doctrine, un érotisme sans complaisance. Ses personnages, souvent des figures féminines mythiques ou saintes, apparaissent comme des miroirs déformants où se réfléchit l’énigme de l’humain. Devant la mort, il ne laisse pas une œuvre, mais un monde, un territoire de visions, de formes, de voix. Une topographie de l’âme, patiente, charnelle, vigilante.
« Il en va de la lecture comme de toute débauche : fuite en avant, enfoncement sans fin. »
Le Péché d’écriture
Claude Louis-Combet n’est pas seulement un « grand écrivain méconnu ». Il est l’un de ces auteurs qui deviennent, silencieusement, des compagnons de route spirituels. Car on ne cesse de revenir à ses livres comme on retourne à une icône fêlée – à la fois blessée et rayonnante.
Louis-Combet apprend qu’on peut tenir ensemble, sans les édulcorer, la chair, la sainteté et l’abîme. Que l’on peut écrire la sexualité comme une voie de connaissance, la mystique comme une brûlure du corps, la foi comme une inquiétude jamais apaisée. Sa manière de « recourir au mythe » nourrit une tentative singulière de penser la littérature comme exercice spirituel.
Lire Louis-Combet, c’est prier sans liturgie, méditer sans méthode, aimer sans garantie. C’est accepter que la langue descende « entre le nid des entrailles et l’écume de la Voie lactée », là où le désir, la mémoire et le divin se confondent. Avec sa disparition, la littérature perd un auteur, et un intercesseur. Ses livres demeurent comme autant d’oratoires intérieurs pour ceux qui cherchent dans la littérature une manière exigeante – et parfois dangereuse – de sauver quelque chose de l’âme.
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