CNAP, DRAC, ministère de la Culture : les artothèques, vitrine brillante d’une vision floue ?

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artotheque rural

À l’occasion du lancement du programme national d’artothèques, alors que le ministère de la Culture célèbre un nouvel outil de diffusion artistique, la Cour des comptes vient de publier un rapport au vitriol contre la CNAP, l’opérateur chargé de le déployer. Cet enchaînement éclaire une question plus large, plus profonde : où en est réellement le positionnement idéologique, esthétique et social de la politique culturelle française, en particulier de sa mission de “démocratisation de la culture” ? Que révèle cette séquence de l’écart persistant entre la vision portée par l’État et les besoins d’un pays et d’une société que l’on voit, bon an mal an, entraîné vers l’extrême droite ? Doit-on parler d’un échec des politiques culturelles à visée démocratisante conduites par le ministère de la Culture, dans la même veine que l’artificialisation du pluralisme qui est en cours dans le monde de la presse ?

La Cour des comptes condamne le CNAP : un modèle institutionnel défaillant

Le rapport publié en novembre 2025 par la Cour des comptes a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Dans un langage rarement aussi direct, les magistrats financiers pointent un CNAP, Centre national des arts plastiques, « au modèle économique non soutenable » et à « l’efficacité limitée » et demandent rien moins que sa « suppression ». Le diagnostic repose sur plusieurs constats lourds :

  • un déséquilibre structurel entre les dépenses de fonctionnement et les crédits réellement consacrés aux missions ;
  • un achat d’œuvres tendanciellement réservé à un cercle d’artistes, au risque d’un copinage endogame ;
  • une politique d’acquisition dynamique mais une diffusion des œuvres très insuffisante, avec une grande partie des pièces qui ne sortent jamais des réserves ;
  • un positionnement institutionnel flou au sein d’un écosystème saturé d’opérateurs culturels ;
  • une gestion immobilière lourde, coûteuse, révélatrice d’un pilotage mal optimisé.

Ce que la Cour décrit, ce n’est pas l’inutilité en soi du CNAP, mais plutôt l’échec d’un modèle conçu il y a plus de quarante ans et qui n’a jamais été réaligné depuis sur ses missions. Un opérateur trop petit pour faire tout ce qu’on lui demande, trop lourdement structuré pour rester agile, trop administratif pour être vraiment présent sur les territoires. En bref, un établissement qui n’a ni la puissance institutionnelle d’une grande agence nationale, ni la légèreté d’une structure intermédiaire, ni la capacité et la distance pour repenser son fonctionnement, et qui se retrouve coincé dans cette contradiction. Or, la Cour ne cache pas ses doutes sur les capacités du CNAP à se réformer tant il serait sclérosé.

La défense du CNAP : un outil de soutien à la création plus indispensable qu’il n’y paraît

En réponse à ces critiques assassines, Rachida Dati et les équipes du CNAP ont adopté une défense résolue. Pour elles, le CNAP reste l’un des rares opérateurs publics transversaux en capacité de soutenir les artistes, de commander des œuvres, d’accompagner les territoires, de concevoir des outils de diffusion, de produire des éditions, de développer des méthodes partagées. Peut-être. Mais en pratique ?

Le programme Artothèques en ruralités, en cours de lancement, sert ici d’argument central. Doté d’une enveloppe de 4 millions d’euros, il finance 50 projets sur tout le territoire, accompagne les équipes locales, conçoit un mobilier mobile d’exposition, commande une édition nationale d’estampes et réactive l’idée d’une collection vivante qui circule dans les écoles, bibliothèques, lieux associatifs, EHPAD, maisons de quartier, mais aussi chez des particuliers – vous et moi. On ne peut pas nier la cohérence du geste. Quand on donne au CNAP une mission claire, bornée, territoriale et dotée, il la déploie. La défense du CNAP tient donc en une phrase : si le CNAP paraît inefficace, c’est parce qu’on lui demande l’impossible ; quand on lui confie une mission faisable, il la mène à bien.

Le regard distancé des études objectives : entre promesse et plafond de verre

Pour autant, les études universitaires, professionnelles et les enquêtes de terrain convergent. Les artothèques sont conçues comme des outils de diffusion de l’art contemporain « au plus près du quotidien », en permettant d’emprunter des œuvres originales comme on emprunte des livres. Mais, dans les faits, elles restent très peu connues du grand public et touchent surtout des usagers très diplômés, appartenant aux classes supérieures, déjà familiers de l’art contemporain. Leur impact sur les populations populaires ou marginalisées demeure faible, voire inexistant, et leur rôle de « démocratisation » se heurte au poids du capital culturel, aux conditions de logement, aux représentations sociales associées à l’art, autant de facteurs que les politiques du ministère de la Culture échouent en pratique à transformer.

La presse culturelle et généraliste apporte un constat similaire : outil poétique, accessible, inventif, l’artothèque n’en reste pas moins socialement très sélective. En théorie, elle constitue un levier puissant de démocratisation culturelle ; en pratique, elle demeure un dispositif démocratique en intention, mais élitaire dans ses usages. Elle prête l’art, mais pas la légitimité sociale qui va avec.

Donc, quand l’État brandit les artothèques comme preuve de démocratisation, il n’y a que des acteurs culturels ou médiatiques très dépendants des politiques du ministère de la Culture qui crient au génie, tandis que les observateurs critiques estiment qu’elles restent – du moins jusqu’à aujourd’hui – un instrument essentiellement utilisé par des publics déjà acquis et en nombre restreint.

Le problème : un divorce profond entre les Français et la conception néolibérale de la culture par une administration hors-sol

Ce problème n’est pas propre au CNAP. Il renvoie à un pli structurel du ministère de la Culture qui conçoit la démocratisation non à partir des publics, mais à partir de l’offre. Le schéma est toujours le même :

  1. On décide ce qu’est la « bonne culture » ; sachant que sa définition est de plus en plus exclusive à mesure qu’elle se prétend inclusive.
  2. On finance des dispositifs pour la diffuser ; autour d’un écosystème endogame qui tend à s’auto-asphyxier.
  3. On espère que le public suivra ; en s’appuyant sur les relais médiatiques et institutionnels qui sont autorisés et font partie dudit écosystème.

En réalité, l’accès à la culture n’est jamais seulement une question d’offre. Il dépend notamment de :

  • la stabilité résidentielle,
  • l’habitat,
  • le temps disponible,
  • les revenus,
  • le sentiment de légitimité,
  • la familiarité avec les codes symboliques,
  • la capacité à franchir les portes des institutions culturelles.

Exactement comme pour les aides à la presse qui profitent surtout à une poignée d’acteurs capitalistiques, l’État brandit des principes — pluralisme, démocratisation — sans jamais donner à la pluralité sociale les moyens de s’exprimer. On parle de diversité culturelle et médiatique, mais on finance d’abord ceux qui incarnent la culture légitime. On proclame l’art « pour tous », mais on oublie que « tous » n’ont pas les mêmes conditions sociales pour s’en emparer.

Résultat : une démocratisation en trompe-l’œil, où l’on multiplie les dispositifs mais où les fractures sociales continuent de déterminer qui accède réellement à l’art et qui reste sur le seuil. Le pluralisme n’existe concrètement que si l’on donne à la pluralité les conditions de s’exprimer, et réciproquement. Or, force est de constater que le ministère, en pratique, entrave souvent ces conditions réelles d’expression. D’où des années de frustration, puis un affranchissement : aujourd’hui, les cultures se fraient des voies hors, voire loin des institutions, même si l’argent public continue de ruisseler sur ces dernières.

Bref, on reste prisonnier d’une version culturelle de la vieille doctrine centralisée française : l’État continue de considérer qu’il sait mieux que le pays ce qui est bon pour lui. Ce schéma a pu fonctionner tant que l’appareil d’État s’appuyait sur un haut fonctionnariat largement nourri de culture générale, d’histoire et d’humanités. Il en va autrement dès lors que la décision publique est de plus en plus pensée dans un cadre gestionnaire et néolibéral où les publics sont envisagés comme des « cibles » à orienter par des dispositifs plutôt que comme des partenaires à écouter. Le résultat, aujourd’hui, c’est une défiance croissante et un niveau d’adhésion inédit aux offres politiques les plus radicales. On ne peut pas prétendre que la politique culturelle n’y est pour rien ; en tournant le dos à une partie de notre société, elle contribue à ce climat de divorce démocratique.

Droits culturels, EAC : grands mots et petits effets ?

En réalité, tout ce que nous décrivons ici touche à deux notions que le ministère de la Culture brandit volontiers, mais applique encore timidement : les droits culturels et l’éducation artistique et culturelle (EAC). Les premiers invitent à sortir d’une culture « pour » le public pour reconnaître la diversité des cultures vécues, des langues, des pratiques, des mémoires, et le droit de chacun à participer à la vie culturelle. La seconde est devenue l’outil central de la démocratisation affichée, avec la promesse d’un « 100 % EAC » pour tous les jeunes.

Sur le papier, droits culturels et EAC devraient être les leviers d’une démocratisation réelle : co-construction, circulation des œuvres dans le quotidien, projets ancrés dans les territoires, implication des habitants. Dans les faits, ils se heurtent au même plafond de verre que le reste de la politique culturelle, autrement dit une action très dépendante des bonnes volontés locales, souvent pensée en termes de dispositifs à déployer plutôt que de liens à tisser, et trop peu attentive aux conditions sociales concrètes d’appropriation.

Les artothèques pourraient pourtant devenir ce point de rencontre entre droits culturels et EAC : des œuvres qui circulent, des enfants et des adultes qui vivent avec l’art à la maison, des médiateurs qui travaillent au plus près des habitants, des projets co-imaginés avec les écoles, les centres sociaux, les associations rurales ou de quartier. À condition, là encore, de ne pas en faire un simple outil de plus dans la panoplie des dispositifs, mais un véritable laboratoire de démocratie culturelle.

Pourquoi l’État français, qui finance déjà des formes très sophistiquées de conservation et de diffusion, reste-t-il si timide dès qu’il s’agit de confier aux citoyens la responsabilité de dire ce qu’ils attendent de l’art ? 

Donc, les artothèques, encore de l’argent jeté par les fenêtre ?

Pas vraiment. Cela pourrait être une opportunité… à condition d’oser enfin, avant tout, reconstruire du lien entre les Français et les institutions culturelles. Car, le lecteur l’aura compris, le problème en France n’est pas l’accès à la culture — notre beau pays en foisonne. Le vrai besoin est ailleurs. Il s’agit de reconstruire des relations humaines, des expériences communes, des situations de rencontre, de la proximité et de la familiarité entre les individus, les familles, les communautés, les quartiers et les institutions culturelles.

Ce qui s’est délité, ce n’est pas l’offre culturelle, c’est la capacité (ou la volonté) à faire se rencontrer dans les mêmes lieux, autour des mêmes œuvres, les jeunes, les classes populaires, les classes moyennes, les habitants de quartiers séparés, les communautés qui ne se croisent plus. C’est cela, la véritable démocratisation culturelle : une fabrication du commun, pas une multiplication de dispositifs. Cela fait des années que nous sommes des milliers d’acteurs culturels, artistiques et intellectuels à mettre en garde le ministère de la Culture, rien n’y fait.

C’est sûr de son bon droit que le ministère va dans le mur depuis des années en continuant à subventionner des écosystèmes qui s’auto-asphyxient tout en accentuant l’érosion des relais locaux, l’épuisement des petites structures associatives, l’affaiblissement des médias de proximité, la disparition progressive des espaces de dialogue hyper-locaux – ce qui crée un vide social profond et préjudiciable.

Ne nous y trompons pas. Cette anémie des courroies de transmission locales dans la culture comme dans la presse fait partie des causes de la fragmentation politique actuelle. Quand l’art ne circule plus, quand les récits ne se croisent plus, quand les espaces de rencontre disparaissent, les extrêmes prospèrent.

Les artothèques pourraient être donc une réponse — un élément de réponse — si on les conçoit non comme un nouveau gadget culturel, mais comme un outil de lien, un ferment social, une expérience partagée. Si on les nourrit en médiation, en présence humaine, en alliances avec les écoles, les associations, les centres sociaux, la presse locale. Si on les pense comme un échelon hyper-local où l’on recrée les conditions d’une culture vécue et partagée par des personnes aux profils sociaux multiples. Sans cela, elles resteront ce qu’elles sont déjà : une idée belle sur le papier, peut-être sincère, mais sans effet socialement, voire contre-productive.

Mais allons plus loin. Si l’institution est défaillante, faut-il vraiment supprimer le CNAP, comme le demande la Cour des Comptes, ou bien le réformer ? Autrement dit, s’attaquer non seulement à ses procédures et à ses moyens, mais aussi au mode de décision, aux critères de sélection, au fonctionnement en vase clos et, plus largement, à un ministère de la Culture dont les équipes, les réflexes et les circuits d’influence se sont progressivement asphyxiés. Tant que cette refonte politique, administrative et humaine n’aura pas lieu, on pourra bien rebaptiser les dispositifs, déplacer les sigles et lancer des “plans”, la promesse de démocratisation restera une façade. La démocratisation culturelle ne consiste pas à offrir plus d’art. Elle consiste à offrir plus de partage de l’art, en changeant enfin la manière dont l’État choisit, soutient et relie celles et ceux qui le créent, à travers la mise en relation des consciences et la production de liens nouveaux.

Article connexe :

Sources – Pour aller plus loin

  • Cour des comptes, Le Centre national des arts plastiques (CNAP), rapport public thématique, 20 novembre 2025.
  • Le Journal des Arts, Sindbad Hammache, « La Cour des comptes recommande la suppression du CNAP », 20 novembre 2025.
  • Martin Bethenod, La nécessaire reconfiguration des acteurs de la scène artistique française, rapport au ministre de la Culture, juillet 2025 ; voir aussi l’article de synthèse dans Le Monde, 29 juillet 2025.
  • Allard, Angèle, Les artothèques françaises : espaces de développement culturel et artistique. L’exemple de l’artothèque d’Angers : le point de vue des usagers, mémoire de master, Université d’Angers, 2021.
  • Bernard, Véronique, « Les artothèques en France : aspects économiques », mémoire de master, Université Paul-Valéry Montpellier III, 2005.
  • Chevrefils Desbiolles, Annie (dir.), « L’artothèque comme média : les artothèques, une expérience originale de démocratisation de l’art », étude pour la DGCA / a.c.b art contemporain en Bretagne, 2016.
  • Artothèques : le goût des autres, Enssib, dossier en ligne consacré à l’histoire, aux missions et aux pratiques des artothèques.
  • Sindbad Hammache, « Les artothèques, un service apprécié en quête de visibilité », Le Journal des Arts, n°632, 26 avril–9 mai 2024.
  • « Art contemporain : les artothèques, un outil de partage solidaire », La Croix, 3 février 2024.
  • « À quoi servent les artothèques ? », Beaux Arts, 29 août 2025.
  • ADRA – Artothèques / Réseau d’art contemporain : ressources en ligne sur le développement des artothèques en France.
  • Groupe de Fribourg, Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007 (texte et commentaires disponibles via l’Observatoire de la diversité et des droits culturels).
  • Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, Charte pour l’éducation artistique et culturelle, 2016.
  • Ministère de la Culture, Label 100 % Éducation artistique et culturelle (EAC), dispositif et feuille de route nationale.
Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il étudie les interactions entre conceptions spirituelles univoques du monde et pratiques idéologiques totalitaires. Conscient d’une crise dangereuse de la démocratie, il a créé en 2011 le magazine Unidivers, dont il dirige la rédaction, au profit de la nécessaire refondation d’un en-commun démocratique inclusif, solidaire et heureux.