Il arrive que la bibliophilie accomplisse ce que la littérature n’avait pu faire de son vivant. C’est le cas de cette édition des Contemplations de Victor Hugo publiée par les Éditions Diane de Selliers qui réunit, dans un même geste, le plus grand recueil poétique du XIXe siècle français et la naissance d’un médium que le poète admirait au point de vouloir l’intégrer à son œuvre. Ce livre n’ajoute pas seulement des images à un texte, il réalise un projet poétique implicite chez Hugo qui est celui d’un « album de vie » où la mémoire s’écrit autant par la lumière que par les mots.
Hugo avait rêvé de marier ses textes avec la photographie, « peinte par le soleil », comme il disait. À Jersey, son fils Charles Hugo et Auguste Vacquerie fixaient en quelques centaines de clichés l’exil, la famille, les amis proscrits, les horizons marins qui nourrissaient la méditation du poète. Il avait même proposé à son éditeur d’illustrer de photographies ses textes engagés. Les contraintes politiques et économiques de son temps rendirent ces projets impossibles. Le volume de 2025, lui, reprend ce fil interrompu et le tisse jusqu’au bout : 92 poèmes choisis des Contemplations, 120 photographies couvrant près d’un siècle (1826-1910), des notices des poèmes, un appareil biographique pour 85 photographes, et un glossaire des techniques. Autrement dit, le livre que le XIXe siècle n’avait pas pu produire.

On sait que Hugo, en 1856, présente son recueil en ces termes : « C’est une âme qui se raconte. » Cette âme est faite de strates : la jeunesse amoureuse (« Autrefois »), la découverte de la beauté et de la nature, puis la rupture du deuil avec la mort de Léopoldine et, après le sanglot, le temps de la vision (« Aujourd’hui »). L’édition rappelle de manière limpide que Les Contemplations sont un récit de formation intérieure, un livre de deuil, de paternité blessée, mais aussi de relèvement spirituel. Les introductions de Florence Naugrette et d’Hélène Orain Pascali replacent le recueil dans ce double mouvement : autobiographie poétique d’une part, élévation philosophique d’autre part.

Le lecteur retrouve ainsi les grands nœuds du livre dont l’exaltation de la jeunesse et de l’amour (« Vieille chanson du jeune temps »), la protestation contre l’injustice et la peine de mort (« La nature » et, plus largement, le livre « Les Luttes et les rêves »), la méditation métaphysique des dernières sections, ce que Naugrette nomme justement la « cosmogonie du Voyant ». La structure en deux volumes, « Autrefois » et « Aujourd’hui », avec dates et lieux en apparence documentaires, est l’une des intuitions les plus modernes de Hugo qui est de figer le temps, dater les passages, légender la vie. C’est exactement ce que fait aussi la photographie.

L’un des apports majeurs de cette édition est de montrer que les poèmes hugoliens sont déjà, en puissance, des images. Hugo écrit en noir et blanc, dans des contrastes extrêmes, multipliant neiges, gouffres, ciels nocturnes, écumes et clartés éblouies. Florence Naugrette le formule nettement : les Contemplations fonctionnent comme un album. Chaque poème est une plaque sensible, chaque date une légende, chaque lieu un cadrage. Dès lors, faire dialoguer le vers hugolien avec les tirages de Gustave Le Gray, Nadar, Julia Margaret Cameron, Charles Marville, Atget, Stieglitz ou les Bisson ne relève pas de l’illustration décorative, c’est la mise au jour d’une parenté de regard.

Le parcours iconographique, établi après trois ans de recherches dans les plus grands fonds européens et américains (musée d’Orsay, SFP, Met, V&A, collections privées), adopte une chronologie intelligente. De la première image de Niépce à l’affirmation du pictorialisme, le livre donne à voir la conquête d’un médium qui, lui aussi, cherche sa légitimité artistique. Tandis que Hugo, dans son exil, élargit la poésie jusqu’au prophétique, la photographie quitte le pur enregistrement pour rejoindre la sphère de l’art. Le parallélisme est saisissant.

Le volume ne se contente pas de juxtaposer des chefs-d’œuvre photographiques. Il les situe. Les notices biographiques des 85 photographes permettent de comprendre que la photographie naît et se développe dans un réseau international de savants, d’amateurs éclairés, d’artistes formés à la peinture, de techniciens inventifs. Les noms rassemblés ici – de Bayard à Le Gray, de Talbot à Demachy, d’Atget à Stieglitz, de Julia Margaret Cameron à Clarence H. White – composent un véritable dictionnaire de la période 1826-1910. L’ajout d’un glossaire des techniques par Hélène Orain Pascali est déterminant ; il donne au lecteur non spécialiste les moyens de distinguer daguerréotype, collodion humide, tirages albuminés, interventions pictorialistes, et de comprendre ce que ces choix produisent sur le regard.

Autrement dit, ce livre est à la fois une édition littéraire choisie des Contemplations et un petit traité historique sur la première vie de la photographie. Les bibliothèques y verront une somme, les enseignants un support idéal, les amateurs d’images un coffret de référence, les lecteurs de Hugo un éclairage neuf sur un recueil que l’on croyait connaître par cœur.
Comme toujours chez Diane de Selliers, le soin éditorial fait partie de l’argument intellectuel. Le grand format, la reproduction exigeante des tirages, l’ordre de présentation, la place accordée aux introductions, tout concourt à faire ressentir ce que Hugo appelait « l’éblouissement du vrai ». Le prix élevé de l’ouvrage est à la mesure du dispositif. On n’est pas devant une simple réimpression, mais devant un livre-concept, un livre-œuvre, qui place Hugo dans le champ visuel de son siècle.

Le résultat est doublement convaincant. D’une part, le lecteur comprend mieux la façon dont le deuil, la justice, l’amour, la mer, la nuit, l’exil se sont cristallisés en images intérieures chez Hugo. D’autre part, il voit comment la photographie, dès ses origines, a exploré ces mêmes motifs : familles posant devant l’objectif, paysages habités de solitude, architectures saisies dans un temps suspendu, visages de créateurs, zones de flou assumées par les pictorialistes. Le livre montre ainsi que la poésie et la photographie ont, dès 1850, partagé le même désir qui est de retenir ce qui s’efface.

Parce qu’il réunit un texte fondateur de la modernité poétique française et un panorama unique sur la première histoire de la photographie, cet ouvrage de 2025 a valeur de modèle. Il accomplit ce que l’édition contemporaine devrait faire plus souvent, autrement dit créer des conditions de lecture transversales, où la littérature, l’histoire de l’art, la technique et la mémoire dialoguent à égalité. C’est un livre à lire, à contempler, à montrer, à faire circuler dans les médiathèques et les classes, un livre qui rend à Hugo sa puissance d’inventeur de formes.
Données techniques du livre
Titre complet : Les Contemplations de Victor Hugo, poèmes choisis, illustrées par les débuts de la photographie (1826-1910)
Auteur : Victor Hugo
Édition scientifique et iconographique : Florence Naugrette, Hélène Orain Pascali
Éditeur : Éditions Diane de Selliers
ISBN : 9782364371491
Date de parution : 23 octobre 2025
Contenu : 92 poèmes choisis des Contemplations ; 120 photographies (1826-1910) ; notices des poèmes ; notices biographiques de 85 photographes ; glossaire des techniques photographiques
Format : grand format relié, sous coffret
Nombre de pages : 400 p.
Prix indicatif : 230 €
