Dans Cool, les lecteurs de Savage retrouveront les trois héros de Don Winslow : Ophélia, dite O, Ben et Chon. Que ceux qui n’ont pas lu Savage ne s’inquiètent pas : si les trois personnages principaux sont les mêmes et que l’intrigue de Cool se déroule après celle de Savage, les deux histoires sont indépendantes.
Dans le cas présent, les trois héros que rien ne peut séparer décident de se lancer dans une activité lucrative en créant leur propre société de production : la culture du cannabis dans une ferme isolée pour (un cannabis de très bonne qualité cultivé hors sol) reliée à des réseaux de distribution dans toute la région. Ils prospèrent rapidement, ce qui n’est pas vu d’un très bon œil par d’autres dealers bien décidés à maitriser ce marché. Menaces verbales, puis physiques, le petit monde de Laguna Beach se révèle bien plus dangereux que prévu, plein d’embuches. La violence y rode en maître. Les trois compères ne sont pourtant pas décidés à baisser les bras et usent de leur imagination et de leurs forces combinées : force pure de Chon le bagarreur, séduction et ruse de O et réflexion de Ben pour contrer les « méchants » et tenter de leur résister. Et surtout, bien plus que pour sauver leur commerce, tenter de sauver leur peau tout court !
Avec des allers-retours entre le passé et le présent (en 2005), Don Winslow brosse également les relations familiales de plusieurs protagonistes de l’histoire, et notamment les portraits des parents de nos héros, que l’on découvre à leurs débuts, au milieu des années 70. À cette époque et sous les cieux ensoleillés de la Californie du Sud, la mode est aux hippies et à la fumette, sans oublier le sacro-saint surf ! Le cannabis circule partout et certains comprennent que son commerce peut être fructueux, très fructueux… Un business qui va s’agrandissant, mais qui devient avec l’arrivée des drogues dures bien plus dangereux.
En dehors de l’intrigue riche en rebondissements et même effrénée, Don Winslow nous invité à découvrir cette jeunesse désœuvrée et paumée, délaissant toute construction sérieuse de son avenir pour s’adonner aux plaisirs faciles, à l’argent, au sexe et à la drogue qui vont souvent de pair. Il dépeint la culture pop des parents, l’amour libre, la vie sans entraves, ainsi que ses maux, comme un écho à ceux de notre société actuelle : violences, addictions, chantages, corruptions, allant jusqu’à l’assassinat de ceux qui dérangent, sous les yeux le plus souvent fermés des autorités locales, quand ce n’est pas avec leur bénédiction. Une peinture de mœurs et de l’Amérique assez passionnante. Cependant, le lecteur pourra regretter d’être charrié entre plusieurs époques et se sentira sans doute un peu perdu par la multitude des personnages.
De fait, le lecteur n’aura qu’un choix face à l’écriture de Don Winslow, originale et atypique. Soit il détestera et aura du mal à trouver ce roman « cool », à se plonger dans son univers de drogues, de violences, de corruption, d’argent… Soit il adorera et dévorera ce roman, redemandant de cette écriture hachée, ces retours à la ligne, ces phrases ne comportant qu’un seul mot, ces répétitions, ces définitions tout droit sorties d’un improbable dictionnaire… Ce dernier se délectera de l’humour (souvent noir) des dialogues, de l’action omniprésente et des inventions stylistiques peu ordinaires.
Alors, cool, ce roman ? Déstabilisant, c’est certain. Et un auteur à découvrir, impérativement.
Cool de Don Winslow, Seuil (27 septembre 2012), 380 p., 21€
Premiers chapitres
« Lors d’un combat, Mama, Cain tua Abel Et fut chassé à l’est d’Eden, Mama, On naît à cette vie pour payer Les péchés du passé d’un autre. »
Bruce Springsteen, « Adam Raised a Cain »
1
Fuck me.
2
Se dit O précisément, assise entre Chon et Ben sur un banc de Main Beach, tandis qu’elle leur sélectionne des partenaires potentielles.
– Celle-là ? demande-t‐elle en pointant le doigt sur une classique MM (Modèle Malibu, basique, sans l’Alerte) qui déambule nonchalamment sur la promenade en planches.
Chon fait non de la tête.
Un peu dédaigneux, estime-t‐elle. Monsieur fait la fine bouche. Il se la pète un peu trop pour un mec qui passe la majeure partie de son temps en Afghanistan ou en Irak et qui, hormis les tenues de camouflage et les burkas, ne voit pas grand-chose de rien du tout.
N’empêche qu’elle imagine très bien le côté hyper-sexe que donnerait la burka si on la jouait juste comme il faut.
Façon harem, vous voyez le genre. Ouais, eh bien non. La burka, ça ne marchera jamais pour O. Des cheveux blonds
comme ça, ça ne se cache pas, quant à des yeux aussi lumineux, qui oserait grillager leur monde derrière un niqab ?
O était faite pour le soleil. California girl1. Chon, lui, il n’a rien de petit, il est juste mince. O est
d’avis qu’il est plus mince qu’à l’accoutumée. Il a toujours été bien découplé mais là, on le croirait taillé au scalpel. Et elle aime ses cheveux courts, presque rasés.
– Celle-là ? elle demande, d’un petit coup de menton en direction d’une brunette modèle touriste avec de belles grosses doudounes et un nez retroussé.
Chon fait non de la tête.
Ben ne dit rien, façon sphinx, une inversion des rôles dans la mesure où d’habitude il est le plus causeur des deux. Pas vraiment un exploit, à proprement parler, vu que Chon n’est pas du genre bavard, sauf quand il part dans un de ses délires et alors là, on dirait une manche à incendie dont on aurait ouvert les vannes.
Ben verbalise le plus, c’est un fait, se dit O, mais c’est aussi lui le moins dragueur.
Ben est plus Successions de Monogamies ; Chon, en revanche, serait plutôt Femmes À Servir Simultanément. Alors même que O sait pertinemment que l’un comme l’autre – encore que Chon soit plus actif dans ce domaine que Ben – prennent pleinement avantage des Nymphettes en mal de tourisme qui les regardent jouer au volley-ball ici même, sur la plage, à quelques enjambées à peine – toujours le côté pratique – de l’hôtel Laguna, autant de rencontres inopinées qu’elle classe dans la catégorie BSDD.
Baise – Service de Chambre – Douche – Dehors. – C’est plutôt bien résumé, avait reconnu Chon. Même s’il lui arrive de temps à autre de faire l’impasse
sur le Service de Chambre. Mais jamais sur la douche.
Première règle de survie élémentaire dans le tournoi de volley de plage Greater Cross contre Crescent Sandbox :
Si douche il y a, tu prends.
Impossible de se débarrasser de cette habitude une fois à la maison.
Toujours est-il que Chon reconnaît volontiers faire des matinées à l’hôtel Laguna, au Ritz, au St. Regis et au Montage avec non seulement des touristes de sexe féminin mais aussi des divorcées et des Jeunes Épouses-Trophées – chic, épate et frime – du comté d’Orange, la seule différence entre les deux catégories n’étant qu’une question de temps, ni plus ni moins.
Un truc important à connaître concernant Chon : il est scrupuleusement honnête. Pas de prétentions, pas de fausses esquives, pas d’excuses. O est incapable de décider s’il s’agit chez lui d’une question d’éthique ou si tout bonnement il s’en contrefout.
Il se tourne maintenant vers elle et lui fait comme ça : – Il te reste une dernière balle. Choisis avec soin. Un jeu qu’ils pratiquent entre eux : ODB – Offline Dating
Base-ball. Base-ball de rencontres hors ligne. Prédire les pré- férences sexuelles de chacun et marquer les points, simple, double, triple ou coup de circuit. Un jeu vraiment super quand on plane bien haut, ce qui est le cas en ce moment, grâce à l’herbe suprême de Ben et de Chon.
(Qui n’est en fait pas du tout de l’herbe, mais un mélange d’hydro haut de gamme qu’ils ont baptisé Samedi au Jardin public parce qu’il suffit de deux taffes de ce truc pour que n’importe quel jour de la semaine devienne samedi, n’importe quel lieu le jardin public.)
O est habituellement la Sammy Sosa1 de l’ODB mais là, avec des coureurs sur la première et la troisième balle, elle risque l’élimination.
– Alors ? lui demande Chon. – J’attends un bon lancer, dit-elle en balayant la plage. Chon est allé en Irak, il est allé en Afghanistan… … allez, lâche-toi, donne dans l’exotique. Elle lui montre une belle Asiatique du Sud aux cheveux
noirs et soyeux qui mettent en valeur sa robe de plage blanche.
– Elle. – Éliminée, répond Chon. Pas mon type. – Et c’est quoi, ton type ? demande O, frustrée. – Bronzée, répond Chon, mince, le visage doux, de
grands yeux marron, avec de longs cils. O se tourne vers Ben. – Ben, Chon veut baiser Bambi.
3
Il suit la partie, semble-t‐il, mais pas vraiment, car il a l’esprit occupé par une chose qui lui est arrivée ce matin.
Ben avait démarré sa journée calmos, comme la plupart de ses matinées, au Coyote Grill.
Il s’était trouvé une table sur la terrasse ouverte près de la cheminée et avait commandé sa cafetière habituelle – noir, le café – avec des œufs machana dingues-bons (pour ceux qui habitent dans les obscures contrées à l’est de la I-5, il s’agit d’œufs brouillés avec poulet et sauce pimentée, accompagnés de haricots noirs, de pommes de terre frites et de tortillas – farine de blé ou de maïs –, ce qui pourrait bien être la meilleure chose qui soit jamais advenue à l’univers de toute
Ben est un peu distrait.
son histoire), et il lisait la Dame grise1 pour apprendre ce que Bush et ses co-conspirateurs étaient en train de fabriquer en ce jour précis pour rendre le monde inhabitable.
C’est sa routine quotidienne.
Le partenaire de Ben, Chon, l’avait mis en garde contre les habitudes.
– Ce n’est pas une habitude, avait répondu Ben. C’est une « routine ».
Une habitude est de l’ordre de la compulsion, une rou- tine une question de choix délibéré. Le fait que ce soit le même choix au quotidien n’est pas pertinent.
– Comme tu veux, lui avait rétorqué Chon. Casse-la quand même.
Traverse l’autoroute de la côte Pacifique, ou descends jus- qu’à Dana Point Harbor, reluque les ma-mans-nanans en train de jogger derrière leur poussette, fais-toi une fichue cafetière de noir mais chez toi, à la maison, pour l’amour du ciel. Mais ne fais pas ne fais pas fais pas fais pas fais pas la même chose, tous les jours, à la même heure.
– C’est de cette façon qu’on se les chope, les clowns d’AQ, lui avait expliqué Chon.
– Tu abats des mecs d’AQ pendant qu’ils mangent leurs œufs machana au Coyote Grill? avait demandé Ben. Qui aurait cru ça !
– Petit connard rigolo.
Ouais, c’est vrai que c’était rigolo, dans un sens, mais pas vraiment marrant, parce que Chon avait effectivement effacé un nombre substantiel de mecs – Al-Qaïda, talibans et asso- ciés affiliés – précisément parce qu’ils avaient pris la mau- vaise habitude d’avoir une habitude.
Il avait pu presser la détente lui-même ou fait ça à distance, en demandant une frappe par drones à un quelconque pro- dige de Warmaster 3 assis dans son bunker du Nevada en train de siffler des canettes de soda Mountain Dew – rosée de la montagne – tout en faisant évaporer d’un doigt sur une touche de clavier quelques moudj’ qui ne se doutaient de rien.
La guerre contemporaine pose un problème car elle est devenue un jeu vidéo. (Exception faite de ceux qui sont physiquement sur le terrain et se font descendre, auquel cas ce n’est plus un jeu, mais alors plus du tout.)
Que ce soit Chon direct sans intermédiaire ou par le biais du joueur à ses manettes, le résultat était le même.
Du plus pur Hemingway. Sang et sable. Mais sans la bête (et les bêtises de merde qui vont avec). Tout ça est vrai, mais il n’empêche : Ben n’est pas du style
à se lancer dans l’opération subterfuge plus qu’il ne le doit. Il est dans le business de la dope non pas pour limiter sa liberté, mais bien pour lui ouvrir encore plus de champ.
Rendre sa vie plus intense, pas plus étriquée.
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? avait-il demandé à Chon. Que je vive dans un bunker ?
– Le temps que je revienne, lui avait répondu Chon. Ouais, d’accord.
Ouais, mais pas d’accord. Ben ne déroge pas à sa routine. Il s’y colle. En ce matin précis, Kari, la serveuse de confession eura-
sienne d’une beauté telle qu’elle en défiait presque la réalité – peau dorée, yeux en amande, chevelure noire de jais, jambes plus longues qu’un hiver du Wisconsin –, lui servit son café.
– Salut, Ben. – Salut, Kari. Ben essaie avec conviction de se la faire. Alors fuck you, Chon. Kari apporta la commande, Ben plongea la fourchette
dans les machacas et le nez dans le Times. Quand il sentit le mec s’asseoir en face de lui.
4
Un costaud. De larges épaules en trapèze. Des cheveux blond-roux qui se faisaient la malle, coiffés
bien plat en arrière. Style vieille école, en quelque sorte. De surcroît, il arborait un T-shirt clamant « Les Vieux
Règnent », revendication totalement à côté de la plaque vu qu’à l’évidence, si effectivement les vieux régnaient, ils n’éprouveraient pas le besoin de le crier haut et fort sur un T-shirt bon marché.
Ils se contenteraient, euh, comment dire… de régner.
Or, vu que ces mecs sont incapables de piger les techno- logies des réseaux sociaux, Ben est d’avis que leur règne de gloire a suivi le même chemin que le compact-disc.
Toujours est-il que le gars, la cinquantaine à vue de nez, une fois assis, se met à fixer Ben sans ciller.
Question inconfort et malaise, ça battait des records.
Et Ben qui se disait : je te connais, toi ? Je suis censé te connaître ? C’est quoi, ça, une sorte de truc gay pas net qui se pratique de bon matin ? Ou alors ce gugusse n’est qu’un ins- trument du grand collectif « J’aime les gens » convaincu qu’il est de son devoir d’être humain d’engager la conversation avec des individus installés en solitaire dans les restaurants ?
Ben n’est pas du modèle j’aime-rencontrer-de-nouvelles- têtes. Il serait plutôt à ranger dans la catégorie je-lis-mon-fichu- canard-et-je-flirte-avec-la-serveuse-alors-fous-moi-la-paix.
Aussi lui dit-il :
– Mon frère, ne le prenez pas mal, mais je suis très occupé par ce que je suis en train de lire, vous voyez ce que je veux dire ?
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Concrètement, il y a cinq tables de libres, pourquoi ne pas aller t’installer à l’une d’elles ?
– Je ne te demande qu’une minute de ton temps, fiston, dit le mec.
– Je ne suis pas votre fiston, répondit Ben. À moins que ma mère ne m’ait délibérément trompé pendant toutes ces années.
– Ferme ta grande gueule de petit malin et ouvre tes oreilles, répliqua tranquillement l’autre. Cela ne nous déran- geait pas que tu vendes un peu de shit à façon à tes amis. Sauf quand on commence à le trouver sur les rayons chez Alberton : alors là, ça devient un problème.
– C’est un marché libre, répondit Ben.
En se disant du même coup qu’il venait de parler comme un républicain. Vu qu’il se situait généralement à la gauche de Trotski, l’épiphanie lui fut des plus déplaisantes.
– Un « marché libre », ça n’existe pas, rétorqua Les Vieux Règnent. Le marché coûte, il y a des frais. Tu veux vendre à L.A., entrer en compétition avec nos frères noirs et bruns, tu es le bienvenu, fais comme chez toi. Mais pour ce qui est du comté d’Orange, de San Diego, de Riverside, tu paies une patente. Tu prêtes attention à ce que je dis ?
– Je suis scotché. – Tu me prends pour un mariolle ? – Non. – Parce que je n’apprécierais pas. – Je peux comprendre, je ne vous le reprocherais pas, dit
Ben. Donc, puisque nous en sommes à discuter, que se passe-t‐il si je ne paie pas cette patente ?
– Tu n’as pas vraiment envie de savoir. – OK, mais rien que pour le plaisir de discuter… Les Vieux Règnent le regarda l’air de se demander si le
gamin se foutait de sa gueule avant de répondre : – Nous t’éliminons des affaires. – Qui ça, « nous » ? s’enquit Ben.
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Sauf qu’en voyant la tronche que tirait le mec d’en face, il ajouta aussitôt :
– Je sais… « Je n’ai aucune envie de savoir. » Mais admettons… si je la paie, cette patente ?
LVR (Les Vieux Règnent) écarta les mains devant lui et dit :
– Bienvenue sur le marché.
– Pigé.
– Donc nous nous sommes bien compris ?
– Absolument, répondit Ben. LVR sourit. Satisfait. Jusqu’à ce que Ben ajoute : – Nous nous sommes effectivement compris sur un point : vous êtes un connard. Parce que Ben a également cru comprendre une bonne fois pour toutes que personne ne contrôlait le marché de la marijuana. La cocaïne : si. Ça, c’est du ressort des cartels mexicains. L’héroïne : idem. La meth: les gangs de motards, plus récemment les Mexicains. Les pilules sur ordonnance : l’industrie pharmaceutique. Mais le 420 ? Marché libre. Ce qui est excellent, parce qu’il obéit aux lois du marché – prix de détail régulé par l’offre et la demande, qualité, distribution. Le client est roi. Donc en pratique, Ben avait déjà renvoyé ce gugusse à ses chères études, c’était un simple fêlé qui cherchait à jouer les gros bras en lui tirant sur la laisse. Restait cepen- dant un détail troublant : comment cet homme sait-il qui je suis ? Et c’est qui, ce mec ?
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Qui que ce soit, le mec en question offrit à Ben un de ces regards très vieille école qui fusillent sans ciller, jusqu’à ce que Ben finisse par éclater de rire.
LVR se leva et dit :
– Enfoirés que vous êtes, vous vous prenez pour les rois du cool, je me trompe? Vous savez tout et personne ne peut rien vous dire? Eh bien, permets-moi de te dire un truc : vous savez peau de balle.
LVR accorda un dernier méchant regard à Ben et s’en fut. Les rois du cool, avait pensé Ben. Ça lui plaisait plutôt bien. Après quoi, il retourna à ses moutons.
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– Je suis pratiquement certain que c’est illégal, dit Ben en entrecroisant ses doigts derrière sa tête pour offrir son visage au soleil.
– Quoi ? Avoir un rapport sexuel avec un faon, ou avec un personnage de dessin animé ? demande Chon.
– Les deux, répond Ben. Et puis-je me permettre de te faire remarquer que Bambi est un ongulé animé en dessous de l’âge de consentement légal ? Sans même parler du fait que c’est un mâle.
– Bambi est un garçon ? demande O.
– Une fois encore, Bambi est un faon, explique Ben pour clarifier les choses. Mais oui, effectivement, un faon garçon.
– Alors pourquoi y a-t‐il tant de filles dans Playboy qui s’appellent Bambi ? demande O.
Elle aime bien Playboy et elle est reconnaissante à Beau- Papa Numéro Quatre de les garder dans le tiroir de sa table dans son « bureau à domicile » pour éviter que Rapu
– Rapu, c’est le nom que O donne à sa mère, la Reine Agressive Passive de l’Univers – ne les voie et ne tire la tronche parce qu’elle est aujour-
d’hui une version plus âgée des pages centrales et passe désor- mais tout son temps à se retoucher elle-même à coups de produits de beauté très onéreux et de chirurgie plastique encore plus onéreuse.
O est quasiment sûre que la chaîne National Geographic va procéder à des fouilles archéologiques sur sa mère avec pour ambition de tenter – en pure perte – de découvrir une seule et unique partie survivante de son corps originel, petite plaisan- terie pour intimes qui explique pourquoi elle avait offert à Quatre, en guise de cadeau d’anniversaire, un casque colonial.
(– Mais… merci, Ophelia, avait dit un Quatre plongé dans un abîme de perplexité.
– De rien. – À quoi ça sert ? avait demandé Rapu d’une voix glaciale. – À tenir ton vagin bien protégé du soleil, avait répondu
O.) – On appelle les filles Bambi, lui explique maintenant
Ben, parce que nous sommes culturellement ignorants, même de la culture pop, et parce que nous aspirons comme des malades à un archétype d’innocence enfantine combinée à une sexualité adulte.
Ses parents sont tous deux psychothérapeutes. Ben. Oh, Ben, pense O. Corps dur, cœur tendre. De longs cheveux bruns, des yeux bruns chaleureux. – Mais c’est moi, ça, lui fait O. Innocence enfantine
combinée à une sexualité adulte. Cheveux blonds courts, hanches minces, pas d’avant-
scène à proprement parler, un popotin minuscule sur un corps de femme menue. Et oui, de grands yeux – sauf qu’ils sont bleus, pas bruns.
– Non, répond Ben. Tu es plutôt innocence adulte com- binée à sexualité enfantine.
Il n’a pas tort, se dit O. Effectivement, elle voit le sexe surtout comme un jeu, un truc marrant, pas une corvée à se taper pour prouver son amour. C’est bien pourquoi son opi- nion est faite : en américain, on parle bien de jouets – sex- toys – pour les accessoires sexuels, et non pas d’outils – tools. Jouets contre outils, elle a choisi son camp.
– Bambi – le film –, c’est du boulot de proto-fasciste, gronde Chon en montrant les dents. Il aurait tout aussi bien pu être tourné par Leni Riefenstahl.
Chon lit des livres – Chon lit le dictionnaire – et il est aussi un habitué de la sélection Films étrangers/Classiques de Netflix1. Il pourrait vous expliquer 8 1/2, sauf qu’il ne veut pas.
– En parlant d’ambiguïté des sexes, déclare O, j’ai dit à Rapu que j’envisageais de devenir bisexuelle.
– Et elle a réagi comment ? demande Ben.
– Elle a fait: «Quoi?», répond O. Alors je me suis dégonflée et je lui ai dit : « Je crois que je veux un vélo. »
– Pour transporter la marchandise au domicile de ta copine ? demande Ben.
– Non, pour la transporter au domicile de la tienne, de copine, le contre O aussi vite.
O sait parfaitement qu’elle pourrait très bien jouer dans les deux camps et les enchères iraient bon train pour la recru- ter car, à dix-neuf ans, elle est tellement canon qu’on en tomberait raide mort.
Mais ça, elle ne le sait pas encore. O se décrit elle-même comme « poly-sexuelle ».
– Comme Pollyanna1, mais autrement plus heureuse, explique-t‐elle.
Elle envisagerait volontiers LJD – Lesbienne Jusqu’au Diplôme – sauf qu’elle ne va pas en fac, un détail que Rapu ne
manque jamais de lui rappeler au quotidien. Elle a bien essayé un cycle court en premier cycle (bon, d’accord, les trois pre- mières semaines d’un semestre) mais c’était… eh bien…
un cycle court. Pour le moment, elle est juste heureuse d’avoir ses mecs à
portée de main. Quant à l’ODB, ils peuvent avoir toutes les femmes qu’ils veulent, à condition qu’elle, elle fasse partie du lot.
Imaginez un peu, songe-t‐elle… Ils peuvent avoir toutes les femmes qu’ils veulent À condition que je sois celle qu’ils aiment. Mais la douleur est là Une vraie douleur Parce que Chon prend l’avion ce soir C’est sa dernière journée à la plage.
6
Plus précisément celle de Laguna Beach, Californie.
La plus éclatante perle du collier de SoCal2 formé par les villes côtières qui s’étirent tout au long de ce cou adorable reliant Newport Beach au Mexique.
En suivant le grain (de sable, bien entendu, le jeu de mots va de soi) :
Newport Beach, Corona Del Mar, Laguna Beach, Capistrano Beach, San Clemente, (petite rupture à cause de Camp Pendleton1), Oceanside, Carlsbad, Laucadia, Encinitas, Cardiff-by-the-Sea, Solana Beach, Del Mar, Torrey Pines, La Jolla Shores, Pacific Beach, Mission Beach, Ocean Beach, Coronado, Silver Strand, Imperial Beach.
Toutes belles, toutes superbes, mais la meilleure est… Lagoona… qui fut le nom officiellement donné à la ville par l’État
de Californie jusqu’à ce que quelqu’un explique qu’il n’y avait pas de « lagoon » – lagon – à proprement parler mais que le nom dérivait de «canada de las lagunas», qui, en espagnol, signifie «canyon des lacs». Il existe deux lacs, dans les collines au-dessus dudit canyon, mais Laguna n’est pas connue pour ses lacs, elle est connue pour ses plages et sa beauté.
À propos desquelles Ben, Chon et O sont un peu blasés, parce qu’ils ont grandi là et les prennent pour argent comp- tant.
Ouais, sauf que, en cet instant précis, ce n’est plus vrai- ment le cas pour Chon vu que sa permission touche à sa fin et qu’il se prépare à retourner en Afghanistan, alias Truckistan.
Ou, dans le bon esprit des choses : Afghoonistan 2.
7
Chon dit à Ben et à O qu’il est littéralement à la bourre – pour boucler ses bagages.
Il retourne à son deux-pièces fonctionnel sur Glenreyre et range une batte de base-ball dans sa Mustang verte de 1968
– en l’honneur de Steve McQueen, Le Roi du Cool – avant de descendre à San Clemente, non loin du lieu
d’exil de Richard Nixon, l’Elbe personnelle de monsieur, revue et corrigée par ses soins, d’où son surnom dans la seconde moitié des années 1970
Sans Clemency.
(Nixon, pauvre Nixon, le seul véritable héros tragique du théâtre politique américain, le seul président de cette fin de siècle à être plus Eschyle que Rodgers and Hammerstein1. D’abord il y a eu Camelot, puis The Best Little Whorehouse in Texas2, et maintenant, “Richard” ?)
Chon ne se dirige pas vers la Maison blanche de l’Ouest
Dont le véritable nom était, sans visiblement d’ironie délibérée,
La Casa Pacifica « Maison paisible ». Il y avait là Nixon en Exil, rôdant dans les couloirs de la maison paisible et bavardant avec les peintures aux murs pendant que sur la côte Pacifique, la vraie, les agents des Services secrets chassaient les surfeurs au plus loin de la fameuse déferlante de Upper Trestles toute proche, de crainte qu’ils n’organisent une tentative d’assassinat : un point de détail à noter absolument parce que c’est probablement la première fois que les mots « surfeurs » et « organiser » se retrouvent côte à côte dans le même paragraphe.
Des surfeurs ? Une tentative d’assassinat ? Des surfeurs ? Des surfeurs de Californie ?! (« OK, synchronisons nos montres. » Euhhhhhhhh… des montres ?)
Toujours est-il que Chon se rend à l’hôpital.
8
– Qui est-ce qui t’a fait ça ? demande Chon.
Sam Casey, un de leurs meilleurs « associés vendeurs », gît dans un lit, avec la mâchoire brisée, un traumatisme crâ- nien, trois fractures au bras droit et une hémorragie interne.
Quelqu’un avait tabassé Sam du saint feu de Dieu ou du Diable.
– Brian Hennessy et trois de ses potes surfeurs, répond Sam au travers de ses maxillaires couturés de fils métalliques. J’étais en train de leur vendre un minable QL (un quart de livre) quand ils m’ont dévalisé avant de me passer à tabac.
– Ce n’est pas la première fois que tu leur vendais, exact ? demande Chon.
Une des règles cardinales de Ben et Chon: Ne jamais vendre à quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Possible que Chon soit le seul à savoir que « règle cardi- nale » ne tire pas son nom du religieux catholique éponyme
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mais du latin « cardo » qui signifie charnière ou articulation. Et donc une «règle cardinale» est une chose autour de laquelle tout s’articule.
Tout s’articule autour du principe de ne jamais vendre de dope à des gens que l’on ne connaît pas.
Et qu’on ne connaît pas bien.
– Je leur ai déjà vendu une dizaine de fois, dit Sam. Jamais eu le moindre problème.
– OK, écoute, tes factures d’hôpital sont couvertes, dit Chon.
Ben a mis sur pied une société écran par l’intermédiaire de laquelle il propose une assurance santé aux associés ven- deurs permanents.
– Je vais m’occuper de Brian. Mais rends-moi service, tu veux ? Ne parle pas de ça à Ben.
Parce que Ben ne croit pas en la violence.
Chon, si.
Don Winslow, 56 ans, fils d’un marin et d’une bibliothécaire, est né à New York et vit aujourd’hui à San Diego. Il a reçu une formation d’historien mais, comme tant d’écrivains américains, a dans sa jeunesse exercé divers métiers : acteur, directeur de théâtre, guide de safari et surtout, précieux pour la suite de sa carrière, détective privé. Il est l’auteur de 15 romans, dont Mort et vie de Bobby Z., La Griffe du chien, L’Hiver de Frankie Machine et Savages.